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GASTON. Ah! Machiavel! Ah! Sixte-Quint!' vous les roulerez tous. POIRIER. Je crois que oui.

GASTON. Mais j'aime à penser que votre ambition ne s'arrête pas en si bon chemin? Il vous faut un titre.

POIRIER. Oh! oh! je ne tiens pas à ces hochets de la vanité; je suis, comme je vous le disais, un vieux libéral.

GASTON. Raison de plus. Un libéral n'est tenu de mépriser que l'ancienne noblesse; mais la nouvelle, celle qui n'a pas d'aïeux... POIRIER. Celle qu'on ne doit qu'à soi-même!

GASTON. Vous serez comte.

POIRIER. Non. Il faut être raisonnable. Baron, seulement. GASTON. Le baron Poirier! . . . cela sonne bien à l'oreille. POIRIER. Oui, le baron Poirier!

GASTON (il le regarde et part d'un éclat de rire). Je vous demande pardon; mais là, vrai! c'est trop drôle! Baron! monsieur Poirier! . . . baron de Catillard.3

POIRIER (à part). Je suis joué! .

GASTON (au duc de Montmeyran qui entre dans ce moment). Arrive donc, Hector! arrive donc! Sais-tu pourquoi Jean Gaston de Presles a reçu trois coups d'arquebuse à la bataille d'Ivry?" Sais-tu pourquoi François Gaston de Presles est monté le premier à l'assaut de La Rochelle? Pourquoi Louis Gaston de Presles s'est fait sauter à la Hogue? Pourquoi Philippe Gaston de Presles a pris deux drapeaux à Fontenoy"? Pourquoi mon grand-père est mort à Quiberon ? C'était pour que monsieur Poirier fût un jour pair de France et baron.

LE DUC. Que veux-tu dire?

GASTON. Voilà le secret du petit assaut qu'on m'a livré ce matin. LE DUC (à part). Je comprends!

POIRIER. Savez-vous, monsieur le duc, pourquoi j'ai travaillé quatorze heures par jour pendant trente ans? pourquoi j'ai amassé, sou par sou, quatre millions, en me privant de tout? C'est afin que monsieur le marquis Gaston de Presles, qui n'est mort ni à

1 Machiavel [pr. ki] (1469-1527), quatorze ans secrétaire de la république florentine, auteur du livre le Prince, où il enseigne aux tyrans les moyens de réussir, même au mépris de la justice et de l'humanité. Sixte-Quint (1521-1590) se fit élire pape en 1585, en feignant de graves infirmités et une faiblesse extrême. Il se moqua, dit-on, de ceux qui s'étaient laissé tromper, et il gouverna avec une extrême rigueur.

2 Expression familière pour: Vous les surpasserez, vous les duperez tous (Sie werden sie alle hinters Licht führen).

8 Catillard est le nom d'une espèce de poire.

Henry IV battit à lvry les Ligueurs en 1590.

La Rochelle fut prise en 1628 par Richelieu.

6 C'est-à-dire avec son vaisseau. La rade de la Hogue (ou Hague, en Normandie, non loin de Cherbourg) fut, en 1692, le théâtre d'un célèbre combat naval, où la flotte française fut détruite par les flottes de l'Angleterre et de la Hollande.

Fontenoy (en Belgique), où les Français, commandés par le maréchal de Saxe, battirent les Anglais, les Hollandais et les Autrichiens en 1745. * En 1795, les royalistes firent une descente en Bretagne et furent battus à Quiberon par le général républicain Hoche.

Quiberon, ni à Fontenoy, ni à La Hogue, ni ailleurs, puisse mourir de vieillesse sur un lit de plume, après avoir passé sa vie à ne rien faire.

LE DUC.

GASTON.

Bien répliqué, monsieur!

Voilà qui promet pour la tribune!

LE DOMESTIQUE (entrant). Il y là des messieurs qui demandent à voir l'appartement.

GASTON. Quel appartement?

LE DOMESTIQUE. Celui de monsieur le marquis.

GASTON. Le prend-on pour un muséum d'histoire naturelle?

POIRIER (au domestique). Priez ces messieurs de repasser. (Le domestique sort.) Excusez-moi, mon gendre; entraîné par la gaieté de votre entretien, je n'ai pas pu vous dire que je loue le premier étage de mon hôtel.

GASTON. Hein?

POIRIER. C'est une des petites réformes dont je vous parlais. GASTON. Et où comptez-vous me loger?

POIRIER. Au deuxième; l'appartement est assez vaste pour nous contenir tous.

GASTON. L'arche de Noé!

POIRIER. Il va sans dire que je loue les écuries et les remises. GASTON. Et mes chevaux? vous les logerez au deuxième aussi? POIRIER. Vous les vendrez.

GASTON. J'irai donc à pied?

LE DUC.

Ça te fera du bien. Tu ne marches pas assez. POIRIER. D'ailleurs, je garde mon coupé bleu. Je vous le prêterai. LE DUC. Quand il fera beau.

GASTON. Ah çà! monsieur Poirier!

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LE DOMESTIQUE (rentrant). Monsieur Vatel demande à parler à monsieur le marquis.

GASTON. Qu'il entre! (Entre Vatel en habit noir.) Quelle est cette tenue, monsieur Vatel? êtes-vous d'enterrement, ou la marée manque-t-elle ?1

VATEL. Je viens donner ma démission à monsieur le marquis. GASTON. Votre démission? la veille d'une bataille!

VATEL. Telle est l'étrange position qui m'est faite; je dois déserter pour ne pas me déshonorer; que monsieur le marquis daigne jeter les yeux sur le menu que m'impose monsieur Poirier.

GASTON. Que vous impose monsieur Poirier? Voyons cela. (Lisant.) Le lapin sauté!

POIRIER. C'est le plat de mon vieil ami Ducaillou.

GASTON. La dinde aux marrons.

POIRIER. C'est le régal de mon camarade Groschenet.

GASTON. Vous traitez la rue des Bourdonnais ??

POIRIER. En même temps que le faubourg Saint-Germain.3 GASTON. J'accepte votre démission, monsieur Vatel. (Vatel sort.) Ainsi demain mes amis auront l'honneur d'être présentés aux vôtres? POIRIER. Vous l'avez dit, ils auront cet honneur... Monsieur le

1 Voyez page 687, note 5.

2 Rue de Paris habitée presque exclusivement par des commerçants. $ Quartier de Paris habité de préférence par la noblesse légitimiste.

duc sera-t-il humilié de manger ma soupe entre monsieur et madame Pincebourde?1

LE DUC.

Nullement. Cette petite débauche ne me déplaira pas.

Madame Pincebourde doit chanter au dessert?

GASTON.

LE DUC.
POIRIER.

Après dîner nous ferons un cent de piquet.
Ou un loto.

Ou un nain-jaune."

GASTON. Et de temps en temps, j'espère, nous renouvellerons cette bamboche.3

POIRIER. Mon salon sera ouvert tous les soirs, et vos amis seront toujours les bienvenus.

GASTON. Décidément, monsieur Poirier, votre maison va devenir un lieu de délices, une petite Capoue. Je craindrais de m'y amollir, j'en sortirai pas plus tard que demain.

POIRIER. J'en serai au regret... mais mon hôtel n'est pas une prison. Quelle carrière embrasserez-vous? la médecine ou le barreau?" GASTON. Qui parle de cela?

POIRIER. Les ponts et chaussées peut-être? ou le professorat? car vous ne pensez pas tenir votre rang avec neuf mille francs de rente? LE DUC. Neuf mille francs de rente?

POIRIER (a Gaston). Dame! le bilan est facile à établir: vous avez reçu cinq cent mille francs de la dot de ma fille. La corbeille de noces et les frais d'installation en ont absorbé cent mille. Vous venez d'en donner deux cent dix-huit mille à vos créanciers; il vous en reste donc cent quatre-vingt-deux mille, qui placés au taux légal, représentent neuf mille livres de rente... Est-ce clair? Croyez-moi, mon cher Gaston, restez chez moi, fût-ce même au second, vous y serez encore mieux que chez vous. Pensez à vos enfants ... qui ne seront pas fâchés de trouver un jour dans la poche du marquis de Presles les économies du bonhomme Poirier. A revoir, mon gendre, je vais régler le compte de monsieur Vatel. (I sort.)

GASTON.

LE DUC.

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(Le duc et le marquis se regardent un instant, le duc éclate de rire.)

Tu trouves cela drôle, toi?

Ma foi, oui! Voilà donc ce beau-père modeste et

1 Remarquez les noms plébéiens forgés exprès par Augier: Ducaillou (caillou, Rieselstein), Groschenet (chenet, ustensile de fer qu'on place par paire dans les cheminées, pour supporter les bûches), Pincebourde (pincer, serrer, presser entre les doigts; bourde, mot populaire pour mensonge). 2 Jeu de cartes où l'on emploie un tableau représentant un nain qui tient un sept de carreau.

3 Bamboche, mot populaire qui désigne une partie de plaisir où l'on se livre à une grosse gaieté.

Le barreau signifie l'enceinte réservée où se mettent les avocats pour plaider et, par extension, la profession d'avocat.

5 Ponts et chaussées est la dénomination sous laquelle on comprend en France tout ce qui concerne l'administration publique dans la construction et l'entretien des routes. Ici ponts et chaussées est dit pour la profession d'ingénieur.

On appelle corbeille de noces ou simplement corbeille les parures et bijoux que le futur envoie dans une corbeille à celle qu'il doit épouser.

nourrissant comme les arbres à fruit? ce George Dandin?1 Tu as trouvé ton maître, mon fils; mais, au nom du ciel, ne fais pas cette piteuse mine. Regarde-toi, tu as l'air d'un paladin qui partait pour la croisade et que la pluie a fait rentrer! Ris donc un peu: l'aventure n'est pas tragique

Le duc a raison; car à la suite d'une complication d'intrigues qu'il serait trop long d'expliquer, une réconciliation générale a lieu. Le marquis de Presles rompt irrévocablement avec les folies de son passé, et, jaloux de ne devoir son existence et celle de sa femme qu'à son travail, il demande à M. Verdelet une place dans ses bureaux.

ACTE IV, SCÈNE IV.

VERDELET. Dans mes bureaux! vous, un gentilhomme!
GASTON. Ne dois-je pas nourrir ma femme?

LE DUC. Tu feras comme les nobles bretons qui déposaient leur épée au parlement avant d'entrer dans le commerce, et qui venaient la reprendre après avoir rétabli leur maison.

VERDELET. C'est bien, monsieur le marquis.

POIRIER (a part). Exécutons-nous. (Haut.) C'est très bien, mon gendre, voilà des sentiments véritablement libéraux. Vous étiez digne d'être un bourgeois. Nous pouvons nous entendre,

faisons la paix et restez chez moi.

GASTON. Faisons la paix, je le veux bien, monsieur.

Quant à

rester ici, c'est autre chose. Vous m'avez fait comprendre le bonheur du charbonnier, qui est maître chez lui." Je ne vous en veux pas, mais je m'en souviendrai.

POIRIER. Et vous emmenez ma fille? vous me laissez seul dans mon coin?

ANTOINETTE. J'irai vous voir, mon père.

GASTON. Et vous serez toujours le bienvenu chez moi.

POIRIER. Ma fille va être la femme d'un commis-marchand! VERDELET. Non, Poirier; ta fille sera châtelaine de Presles. Le château est vendu depuis ce matin,3 et avec la permission de ton mari, Toinon, ce sera mon cadeau de noces.

ANTOINETTE. Bon Tony!... Vous me permettez d'accepter, Gaston? GASTON. Monsieur Verdelet est de ceux envers qui la reconnaissance est douce.

VERDELET. Je quitte le commerce, je me retire chez vous, monsieur le marquis, si vous le trouvez bon, et nous cultiverons vos terres ensemble: c'est un métier de gentilhomme.

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Tous les

POIRIER. Eh bien, et moi? on ne m'invite pas? enfants sont des ingrats, mon pauvre père avait bien raison. VERDELET. Achète une propriété, et viens vivre auprès de nous. POIRIER. Tiens, c'est une idée.

1 Voyez page 688 et page 107.

2 Expression proverbiale dont on rapporte l'origine à une visite que le roi François Ier, égaré pendant la chasse, fit à un charbonnier.

Pour vexer son gendre, M. Poirier était allé chez son notaire et avait fait mettre en vente le château de Presles. Mais son ami Verdelet l'a racheté à son insu.

• Toinon est le diminutif familier d'Antoinette, Tony celui d'Antoine.

VERDELET. Pardieu; tu n'as que cela à faire, car tu es guéri de ton ambition . . . . je pense.

POIRIER. Oui, oui. (A part.) Nous sommes en quarante-six. Je serai député de l'arrondissement de Presles en quarante-sept .... et pair de France en quarante-huit.1

III. LES EFFRONTÉS ET LE FILS DE GIBOYER.2

Le Fils de Giboyer est aux Effrontés ce que le Mariage de Figaro est au Barbier de Séville, c'est-à-dire qu'Emile Augier est revenu, comme Beaumarchais, à un de ses types pour le développer. Ce type, c'est Giboyer.

Le sujet des Effrontés est l'histoire d'un faiseur d'affaires, agioter plutôt que banquier, qui marche à la fortune par toutes sortes de voies obliques, mais qui a grand soin de ne pas se brouiller ouvertement avec la justice. Cependant une affaire où il a fait un grand nombre de victimes conduit M. Vernouillet (c'est le nom du faiseur d'affaires) sur les bancs de la police correctionnelle." Mais il a trop bien évité tout ce que la loi défend positivement, pour pouvoir être condamné. Il est vrai que les débats judiciaires livrés à une grande publicité ont révélé en lui un homme sans honneur, sans conscience, dont l'intérêt est le seul guide, qui ne rougit pas de s'enrichir aux dépens de ceux qui ont eu confiance en lui; mais comme finalement un acquittement constate sa probité légale, Vernouillet ne sort pas seulement triomphant de cette épreuve, il marche même dorénavant le front plus haut. S'il a perdu à tout jamais l'estime des gens délicats, il sait gagner, à force d'effronterie, la considération qu'impose à la foule la fortune jointe à l'audace. Il va plus loin, il achète un grand journal, la Conscience publique, il devient un des maîtres de l'opinion, et il règne par la terreur.

Vernouillet a pour principal rédacteur de son journal Giboyer, dont Augier a fait un type fort curieux, et qu'on peut appeler le Figaro du dix-neuvième siècle. Giboyer est le fils d'un concierge. Admis par protection au collège, ou plutôt vendu par son père à des maîtres de pension qui font de son intelligence et de ses succès une vivante réclame, il fait de brillantes études et remporte tous les prix. Mais, après avoir passé son baccalauréat, il ne voit s'ouvrir devant lui qu'une de ces carrières obscures où l'on arrive, lentement et après un travail pénible, à une position modeste. Ses succès de collège ont paru promettre un avenir plus brillant à Giboyer: il veut rester indépendant et, tout jeune, sans fortune, sans relations, il se lance dans la carrière des lettres et se trouve bientôt dans une triste situation. Il flotte entre l'abjection et la misère et se venge par des sarcasmes amers de la société où il n'a pas su se faire une place. Il finit naturellement par s'enrôler sous le drapesu du socialisme, prétendant que l'égalité des temps modernes n'est qu'une misère de plus, tant que la société n'aura pas été organisée d'après ses utopies et radicalement transformée. Giboyer n'en est pas moins prêt à écrire pour ou contre toutes les causes, à combattre ou à servir de sa plume,

1 Date de la révolution de Février et de l'abolition de la pairie. 2 D'après Vapereau, Année littéraire (1861 et 1862).

3 Voyez pages 427 et 428.

Celui qui fait l'agiotage, c'est-à-dire qui spécule à la Bourse sur les effets publics. 5 Zuchtpolizeigericht.

• Le baccalauréat ès lettres est en France le premier degré universitaire qu'on doit acquérir pour parvenir au grade de licencié et au doctorat. Les jeunes gens qui ont subi l'examen du baccalauréat, qui ont été reçus bacheliers, peuvent seuls prendre des inscriptions dans une faculté.

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