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d'aultres desquels les peres avoient toujours combattu avecques moy. T'ayant si fort obligé, tu as entreprins de me tuer. A quoy Cinna s'estant escrié qu'il estoit bien esloigné d'une si meschante pensee: Tu ne me tiens pas, Cinna, ce que tu m'avois promis, suyvit Auguste: tu m'avois asseuré que je ne seroy pas interrompu. Ouy, tu as entreprins de me tuer en tel lieu, tel jour, en telle compaignie, et de telle façon. Et le veoyant transy de ces nouvelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience: Pourquoy, adjousta il, le fais tu? Est ce pour estre empereur? Vrayement il va bien mal à la chose publicque, s'il n'y a que moy qui t'empesche d'arriver à l'empire. Tu ne peulx pas seulement deffendre ta maison, et perdis dernierement un procez par la faveur d'un simple libertin.1 Quoy? n'as tu moyen ni pouvoir en aultre chose qu'à entreprendre Cesar? Je le quitte, s'il n'y a que moy qui empesche tes esperances. Penses tu que Paulus, que Fabius, que les Cosseens et Serviliens te souffrent, et une si grande troupe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui, par leur vertu, honorent leur noblesse? Aprez plusieurs aultres propos (car il parla à luy plus de deux heures entieres): Or va, luy dict il, je te donne, Cinna, la vie à traistre et à parricide, que je te donnay aultrefois à ennemy; que l'amitié commence de ce jourd'huy entre nous; essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie, ou tu l'ayes receue.

LA SATIRE MÉNIPPÉE.

Nous avons encore à parler ici de la fameuse Satire Ménippée.1 Il est vrai qu'elle contient un grand nombre de vers: mais la prose domine dans ce pamphlet politique, destiné à soutenir Henri IV après coup et à combattre la Ligue quand le plus fort du danger était passé; car la Ménippée ne date que de 1593. C'est l'œuvre collective de quelques hommes de grande science et de joyeuse vie, comme l'étaient parfois les savants du 16° siècle. C'étaient: Pierre LE ROY, chanoine de Rouen, qui en eut la première idée, puis PITHOU, grand jurisconsulte, Nicolas RAPIN, Gilles DURAND, avocat au parlement, Florent CHRESTIEN, philologue estimé, précepteur de Henri IV, Jean PASSERAT, professeur au Collège de France,3 et Jacques GILLOT.

Une partie de la Ménippée, intitulée la Vertu du Catholicon est dirigée contre les stipendiés de l'Espagne. Les auteurs mettent en scène deux charlatans, l'un Espagnol (le légat, cardinal de Plaisance), l'autre Lorrain (le cardinal de Pellevé), débitant à tout le monde du catholicon, espèce de drogue merveilleuse, avec laquelle on peut être à loisir perfide et déloyal, assassiner ses ennemis, etc. Dans l'autre partie, l'Abrégé des États de Paris, les auteurs imaginent une réunion des principaux personnages des états et y font faire aux ligueurs des discours où ils se trahissent eux-mêmes et dévoilent leurs motifs intéressés et ceux de leurs amis. Jusqu'à la harangue de d'Aubray, l'ironie domine dans la Satire Ménippée; ce discours est sérieux et

1 C'est-à-dire affranchi, selon le sens du latin libertinus.

2 Ménippe de Gadara, philosophe cynique, qui vécut à Thèbes au 4e siècle av. J.-C. et composa des satires. C'est à son exemple que le savant Romain Terentius Varron, contemporain de César, donna le nom de Menippeae à ses satires en prose mêlée de vers. C'est donc comme imitateurs de seconde main que les savants français ont choisi le titre de leur pamphlet. 3 Voyez page 409, note 1.

d'une grande éloquence. Nous en reproduisons l'apostrophe lancée contre le Paris de la fin du seizième siècle:

„O Paris qui n'es plus Paris, mais une spelunque de bestes farouches, une citadelle d'Espagnols, Wallons et Napolitains, un asyle et seure retraicte de voleurs, meurtriers et assassinateurs, ne veux-tu jamais te ressentir de ta dignité et te souvenir qui tu as esté, au prix de ce que tu es, ne veux-tu jamais te garir de cette frenesie qui, pour un legitime et gracieux roy, t'a engendré cinquante roytelets et cinquante tyrans? Te voilà aux fers, te voilà en l'inquisition d'Espagne, plus intolerable mille fois, et plus dure à supporter aux esprits nez libres et francs, comme sont les Français, que les plus cruelles morts dont les Espagnols se sauroient aviser. Tu n'as pu supporter une legere augmentation de tailles et d'offices et quelques nouveaux edicts qui ne t'importoyent nullement; et tu endures qu'on pille tes maisons, qu'on te rançonne jusques au sang, qu'on emprisonne tes senateurs, qu'on chasse et bannisse tes bons citoyens et conseillers; qu'on pende, qu'on massacre tes principaux magistrats; tu le vois et tu l'endures, tu ne l'endures pas seulement, mais tu l'approuves et le loues, et n'oserois et ne sçaurois faire aultrement. Tu n'as peu supporter ton roy si debonnaire, si facile, si familier, qui s'estoyt rendu comme concitoyen et bourgeois de ta ville, qu'il a enrichie, qu'il a embellie de somptueux bastiments, accreue de forts et superbes remparts, ornée de privilèges et exemptions honorables: que dis-je, peu supporter? c'est bien pis: tu l'as chassé de sa ville, de sa maison, de son lict: quoy chassé? tu l'as poursuivy: quoi poursuivy? tu l'as assassiné, canonizé l'assassinateur, et faict des feux de joye de sa mort; et tu vois maintenant combien ceste mort t'a prouffité!"

4. LE XVII SIÈCLE JUSQU'A CORNEILLE.

POÉSIE ÉPIQUE ET LYRIQUE.

La réforme de la langue française, que Ronsard et sa Pléiade avaient en vain tentée au milieu du 16° siècle, un autre poète l'acy, complit réellement au commencement du 17o, en profitant de leurs efforts, mais en évitant et en combattant leurs extravagances. Ce fut

MALHERBE.

L'avènement de FRANÇOIS DE MALHERBE (1555-1628) fait époque dans l'histoire de la langue et de la littérature françaises, ce que Boileau exprime si bien en s'écriant: Enfin Malherbe vint . . .1

Né à Caen en Normandie, Malherbe passa en Provence, s'y établit et commençait à s'y faire un nom, lorsqu'en 1605 Henri IV (1589-1610) l'attacha à sa cour. Marie de Médicis et Louis XIII (1610-1643) le traitèrent aussi avec faveur, mais il vécut et mourut pauvre, ayant donné plus de temps à ses vers qu'au soin de sa fortune. Doué d'un esprit plus vigoureux que fécond, d'un jugement droit et d'un goût sévère plutôt que d'une imagination brillante, poète par art et grammairien par nature, Malherbe entreprit la réforme tout à la fois de la versification et de la langue. Il l'épura en rejetant ce qui était contraire à son génie, et il perfectionna la forme du vers. Il poursuivit son œuvre avec une persévérance extraordinaire et un succès inour. Pendant près de vingt ans Mal

1 Dans l'Art poétique, 1er chant; voyez page 231 de ce Manuel. 2 Ce fut Malherbe qui interdit l'hiatus, fixa la place de la césure à la 6 syllabe de l'alexandrin, défendit les rimes trop faciles et proscrivit l'enjambement, que Victor Hugo et Alfred de Musset ont remis à la mode.

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herbe a exercé en France une espèce de dictature littéraire, qui fut combattue quelque temps par Régnier et d'autres, mais qui finit par s'imposer. Du reste les poésies qu'il publiait furent la sanction de ses doctrines. Ses odes et ses stances sont pleines de force, d'harmonie et de noblesse.

Dans la première moitié du 17° siècle, la langue française, comme la monarchie, marchait à grands pas vers l'unité. C'est là le grand mérite de Malherbe d'avoir facilité ce mouvement en trouvant une langue qui n'était ni au-dessous de la délicatesse des classes élevées, ni au-dessus de l'intelligence de la foule, une langue commune à la cour, à la ville, au peuple. Nous reproduisons de ce poète les stances suivantes adressées à un ami pour le consoler de la mort de sa fille.

(1607.)

Ta doulour, du Perier, sera donc eternelle,
Et les tristes discours,

Que te met en l'esprit l'amitié paternelle,
L'augmenteront tousjours?

Le malheur de ta fille au tombeau descendue
Par un commun trespas,

Est-ce quelque dedale, où ta raison perdue
Ne se retreuve pas?

Je sçais de quels appas son enfance estoit pleine,
Et n'ai pas entrepris,

Injurieux amy, de soulager ta peine

Avecque son mépris.

Mais elle estoit du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin;

Et rose elle a vecu ce que vivent les roses,

L'espace d'un matin.

RACAN (1589-1670) fut le disciple favori de Malherbe. Il a moins de force, mais autant de grâce naturelle. Du reste son mérite a été fort exagéré par ses contemporains. Les Bergeries de Racan sont une longue pastorale dramatique, renfermant quelques beaux passages, mais en somme fort ennuyeuse.

RÉGNIER.

A côté de Malherbe, mais dans un camp littéraire opposé, nous apparaît MATHURIN RÉGNIER (1573-1613). Il naquit à Chartres et était le neveu du poète Desportes, qui lui donna les premiers principes de versification. Régnier entra de bonne heure dans la carrière ecclésiastique, suivit en 1593 le cardinal Joyeuse à Rome, passa dix ans près de lui, puis s'attacha au comte de Béthune, ambassadeur à Rome de 1601 à 1605. Il dut à cette circonstance de connaître la langue et la littérature italiennes. De retour en France, il obtint de Henri IV des bénéfices et des pensions et put dès lors entièrement s'abandonner à son goût pour les lettres et les plaisirs. Régnier a laissé cinq élégies et seize satires. Ces dernières s'attaquent aux mœurs du temps, sans se mêler, comme la Satire Ménippée, des affaires politiques. Régnier avait une aptitude toute particulière pour la satire: il était bon observateur, plein de finesse, de sagacité, de bon sens, et il excellait à saisir le ridicule et à le peindre. Son chefd'œuvre est le portrait de Macette, vieille hypocrite, areule de Tartuffe.

Régnier défendait contre Malherbe l'école de Ronsard, dont il se gardait pourtant d'imiter les écarts, mais il voyait la liberté avec les réformateurs de la Pléiade et le despotisme avec Malherbe et ses acolytes, Ces resveurs dont la muse insolente,

Censurant les plus vieux, arrogamment se vante
De reformer les vers."

POÉSIE DRAMATIQUE.

Dans la poésie dramatique il y eut, pendant cette période, une violente réaction contre la restauration du théâtre antique qui avait été tentée avec succès par JODELLE et GARNIER du temps de la Renaissance. Cette réaction, due à l'influence des littératures italienne et espagnole, eut pour promoteur et héros

HARDY.

ALEXANDRE HARDY (1560-1632) fut un entrepreneur théâtral plutôt qu'un poète dramatique; car il composa, dit-on, plus de six cents pièces de théâtre, dont les meilleures ne soutiennent plus aujourd'hui la lecture. Hardy imita d'abord des pastorales italiennes et des drames espagnols, mais bientôt aussi les tragédies de Jodelle et de Garnier, mêlant les chœurs et les messagers du théâtre antique avec les Pantalons italiens et les Matamores espagnols. Ce grossier pêle-mêle de toutes les imitations réussit sur la scène pendant vingt ans.

On finit pourtant par s'en dégoûter, et on revint à la tragédie savante, retour qui fut encouragé et patronné par le cardinal de RICHELIEU. Les règles du théâtre antique furent remises en honneur. De ce respect pour les unités et de l'imitation du théâtre espagnol naquirent des pièces fort supérieures à celles de Hardy, quoique tombées, elles aussi, dans un juste oubli. Parmi les auteurs de ces pièces nous nommons:

SCUDÉRI, ROTROU, CYRANO DE BERGERAC.

SCUDERI (1601-1667) écrivit seize pièces, la plupart tragi-comédies, dont quelques-unes ont, dans le temps, balancé la popularité du Cid de CORNEILLE. Il publia aussi une épopée: Alaric ou Rome vaincue, chef-d'œuvre d'emphase et de ridicule, et des Poésies diverses, où il y a quelques pièces assez agréables.

ROTROU (1609-1650) était associé aux auteurs qui travaillaient aux pièces de Richelieu, et fort lié avec CORNEILLE. Il est l'auteur de tragi-comédies, de comédies et de tragédies dont Venceslas est la meilleure.

CYRANO DE BERGERAC (1620—1655) a écrit la tragédie d'Agrippine, où l'on trouve quelques belles parties et la comédie du Pédant joué, à laquelle Molière a emprunté deux scènes fort comiques pour les mettre dans les Fourberies de Scapin.

PROSE.

Quatre prosateurs sont à nommer dans la période qui précède PASCAL, ce sont AGRIPPA D'AUBIGNÉ, BALZAC, VOITURE et DESCARTES. AGRIPPA D'AUBIGNÉ.

AGRIPPA D'AUBIGNÉ (1551-1630), dont nous avons déjà mentionné plus haut les satires, qui appartiennent au 16° siècle, fut un des 1 Voyez page XXXVI.

héros du parti huguenot. A treize ans il se distingua déjà au siège d'Orléans. Après avoir perdu son père, il se rendit à Genève pour suivre les leçons de THÉODORE DE BÈZE,' qu'il quitta pour aller combattre sous Condé et le roi de Navarre. Ami de Henri IV, il n'épargnait dans ses bons mots et dans ses sarcasmes ni le roi, ni la reine mère. Sa rude franchise finit par lui attirer une disgrâce: il fut forcé de se retirer dans son gouvernement en province. Il consacra ses loisirs à composer des ouvrages, dont le principal est intitulé Histoire universelle depuis l'an 1550 jusqu'à l'an 1601, et qui parut de 1616 à 1620. Ce livre est plein de détails satiriques très piquants qui font oublier la sécheresse et la confusion de l'ensemble. Le livre fut condamné au feu, et l'auteur dut se retirer à Genève, où il mourut.

BALZAC.

Jean-Louis Guez, seigneur de BALZAC (1594-1654), après avoir été employé à Rome par le cardinal Nogaret de la Valette, fut présenté à Richelieu, qui lui accorda un brevet de conseiller et une pension. Ses œuvres se composent de nombreuses Lettres, de traités intitulés Le Prince, Aristippe et la cour, le Socrate chrétien, etc. et d'Entretiens. Balzac n'est pas un génie, c'est un écrivain de talent. Il exprime souvent de grandes idées, dans un langage parfois trop pompeux, mais dans ses principales publications il écrit avec une précision et une noblesse ignorées avant lui. On peut dire de lui qu'il a presque fait pour la prose française ce que Malherbe a fait pour la poésie. C'est Balzac qui a formé des lecteurs pour les Lettres provinciales de PASCAL.

VOITURE.

VOITURE (1598-1648) obtint la charge de maître des cérémonies chez Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII, partagea la disgrâce de son maître, mais rentra en faveur et fut attaché à la maison du roi. Il fut l'hôte le plus assidu de l'hôtel de Rambouillet,3 et membre de l'Académie française dès sa création, en 1635. Il a écrit des vers français, italiens et espagnols, mais il ne laisse pas d'être un poète fort médiocre. La prose de ses Lettres est plus estimée. Celles-ci ont contribué à épurer la langue; mais Voiture, qui tombe souvent dans l'affectation, ne saurait être comparé à Balzac, ni pour les pensées, ni pour le style.

DESCARTES.

La vie et les œuvres de DESCARTES (1596-1650) appartiennent à l'histoire de la philosophie. Nous ne le nommons ici qu'à titre d'auteur du Discours de la Méthode (1637), qui est un des monuments littéraires les plus remarquables du 17° siècle et, en date, le premier chef-d'œuvre de la prose française moderne.

1 THÉODORE DE BÈZE (1507-1605), un des chefs de la réformation calviniste, professeur de grec à Lausanne, plus tard successeur de Calvin à Genève. Il a publié entre autres la tragédie d'Abraham sacrifiant (1550), une traduction du Nouveau Testament (1556) et, en 1580, une Histoire ecclésiastique des églises réformées au royaume de France depuis 1521 jusqu'en 1563. 2 Voyez page 54. 8 Voyez page 63.

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