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Sans être regardée comme une des meilleures de son auteur, elle a de grandes beautés, frappantes surtout dans les dernières scènes, où la vengeance surnaturelle s'accomplit. Le caractère en est principalement tragique et religieux. L'idée du châtiment divin domine tout; elle se présente de loin dans des avertissements multipliés que le Ciel donne au criminel, tantôt par la bouche de Don Diego, son père, tantôt par celle de Tisbea, la pêcheuse, dont le langage est autrement sérieux que celui de la Charlotte de Molière, quelquefois même par celle du valet Catalinon, qui, lui non plus, n'est guère plaisant dans ses remontrances, et ressemble bien peu à notre Sganarelle. Chez Tirso, Don Juan n'est pas un athée, ce qui l'eût rendu un monstre inconcevable pour l'Espagne, mais un débauché, qui cherche à s'étourdir par la pensée qu'il a devant lui du temps pour se convertir. Aussi, quoique, dans la dernière épreuve, l'intrépidité et l'obstination de son courage soient d'abord celles que, sur presque tous les théâtres, on lui a prêtées, le libertin de Séville demande, au dernier moment, qu'on le laisse appeler un prêtre pour le confesser et l'absoudre.

Ce drame diffère donc essentiellement de la comédie de Molière, par son vrai sens, par la pensée qui l'a inspiré. Tout autres y sont aussi le ton des personnages et le style. En général, ce style a une grande élévation; et, lorsqu'il en descend, il tombe, suivant le goût de l'époque, dans le gongorisme. La pièce est en vers, souvent d'un accent très-lyrique, même dans des scènes où l'on s'y attendrait le moins. Tel est le monologue de Tisbea sur la plage de Tarragone, où Juan sera tout à l'heure poussé par le naufrage. Cette Tisbea, qui a eu besoin de se transformer beaucoup pour parler dans notre comédie un patois des plus naïfs, ne quitte, chez Tirso, le langage de l'ode que pour des discours plus raffinés que ceux des personnages de Marivaux, et même semés de pointes subtiles, de jeux de mots. De même que Tisbea, les pêcheurs et les laboureurs que Tirso met en scène, n'ont que bien peu de la simplicité de leur condition, et ne sont jamais comiques.

Il n'en est pas moins vrai que notre Dom Juan, malgré tout ce qui le distingue si manifestement de la pièce espagnole, est presque tout entier en germe dans celle-ci; car, elle aussi,

n'a-t-elle pas son gentilhomme resté, dans sa dépravation, brave du moins, fier, et fidèle à une sorte d'honneur mondain, comme il convient au fils d'une illustre et antique famille; son valet poltron, complice à regret, et servant, quoiqu'il les déteste, les crimes de Don Juan; son Diego Tenorio, qui chez Molière sera Dom Louis, père à l'austère langage, insolemment raillé par le mauvais fils; ses paysans et paysannes victimes dans leurs chaumières, aussi bien que les seigneurs et les nobles dames dans leurs palais, des fantaisies et des violences du libertin ?

Mais, avant le Dom Juan, tout cela avait passé dans les pièces imitées de celle de Tirso, et ne suffit point pour trancher cette question souvent discutée : Molière a-t-il eu ce premier modèle sous les yeux ? « Il est fort douteux, dit M. Magnin1, qu'il ait jamais lu Tirso de Molina.... Que doit-il.... au drame espagnol ? La légende funèbre. » A.-W. Schlegel2, tout en reconnaissant que le Dom Juan « porte la marque de son origine, » ne paraît pas croire non plus que son auteur ait remonté à la vraie source; sa comédie même « prouve, dit-il, que Molière n'entendait pas trop l'espagnol. » Mais où le prouve-t-elle ? Suivant le critique allemand, dans le contre-sens de ce titre : Le Festin de Pierre, traduisant les mots : El Combidado de piedra; comme si les premiers, quels qu'ils soient, qui, bien avant Molière, ont donné cours à cette traduction3, n'avaient pas dégagé sa responsabilité.

1. Le Dom Juan de Molière au Théatre-Français, dans la Revue des Deux Mondes du 1 février 1847 voyez à la page 564.

2. Cours de littérature dramatique, traduit de l'allemand, Paris et Genève, 1814, 3 vol. in-8°: voyez au tome II, p. 173, et à la note de la même page.

3. La pièce italienne était, avant notre Dom Juan, connue sous le titre de Festin de Pierre. On se souvient du vers 130 de la satire ш de Boileau :

Ou comme la statue est au Festin de Pierre.

Brossette veut que cette satire ait été composée en 1665. Cependant Boileau a donné sur son vers la petite note suivante, que M. Laverdet a recueillie, et sur laquelle M. Éd. Fournier (Revue Française, tome XIII, 1868, p. 178) a déjà appelé l'atten

D'autre part, Cailhava dit : « Les Italiens prétendent que Molière a fait son Festin de Pierre d'après leur Convié de pierre ils se trompent, c'est dans l'original espagnol qu'il a puisé son sujet. » M. Antoine de Latour penche également beaucoup plus du côté de l'Espagne que de l'Italie. Parlant de notre Dom Juan, qu'il a très-finement analysé dans la compa

a

tion : « J'avois fait ma satire longtemps avant que Molière eût fait le Festin de Pierre, et c'est à celle (sic) que jouoient les comédiens italiens que j'ai regardé, et qui étoit alors fort fameuse. » Peutêtre Dorimond et Villiers n'ont-ils qu'après les Italiens adopté le titre sous lequel Boileau parle de la comédie de ces derniers. Il est à noter que dans les pièces de nos deux traducteurs, comme plus tard dans celle de Rosimond ', le Commandeur se nomme Dom Pierre dans la traduction du scenario italien aussi (p. 158), comme l'a déjà constaté l'analyse qui en a été faite par les frères Parfaict (Histoire de l'ancien theatre italien, p. 271). Les comédiens italiens s'étaient-ils amusés à faire un jeu de mots, en appelant Dom Pierre l'homme de marbre? ou bien Dorimond et Villiers avaientils voulu justifier par ce nom le titre que leur avait imposé l'usage, et qui cependant alors aurait dû être plutôt le Festin de Dom Pierre? Cet expédient, pour expliquer un titre mal fait sans doute, mais non pas entièrement inintelligible, ne serait ni bien ingénieux, ni bien clair. Nous croirions difficilement à un contresens fait par notre public sur le mot italien pietra, qu'on ne pouvait guère confondre avec Pietro. Une erreur sur le mot Convitato serait moins surprenante, mais le serait encore un peu. Ce qui est probable, c'est que Festin de pierre avait paru signifier assez clairement, malgré l'ellipse: Festin de l'homme de pierre, de la statue. On ne peut rien conclure de l'usage, qui s'est conservé, d'écrire Pierre par un grand P. On voit imprimés avec plusieurs majuscules d'anciens titres, tels que le Collier de Perles, et bien d'autres, ne contenant que des noms communs. De toute façon, Molière est hors de cause. Il n'a fait que se conformer à la coutume, sans vouloir, autant que nous, s'en mettre en peine.

1. Études sur Molière, p. 122.

a On la trouvera à l'Appendice de la Correspondance entre Boileau Despréaux et Brossette, publiée par M. Laverdet, en 1858, p. 478.

Nous avons, comme plusieurs fois la Grange, et à l'exemple des frères Parfaict, écrit Rosimont par un t, aux tomes I, p. 96; II, p. 348; III, p. 17 et 151; IV, p. 356 et 358; mais la finale est bien un d, comme le montrent non-seulement les titres des éditions originales de ses pièces, mais encore sa signature au bas de l'acte que nous citons plus bas, p. 50.

raison qu'il en a faite avec le Burlador1, il dit : « Quoi de plus invraisemblable que de supposer que Molière a pu le chercher ailleurs qu'en Espagne, lui qui, à l'exemple de Rotrou et des deux Corneille, a tant de fois puisé à la même source? » Et, de fait, s'il est douteux que Dom Garcie de Navarre ait été imité de quelque auteur espagnol, la Princesse d'Élide est tirée d'une comédie de Moreto, dont aucune traduction ne paraît avoir existé au dix-septième siècle. La langue espagnole d'ailleurs était alors familière en France aux esprits cultivés. Il est difficile d'admettre que Molière ne la sût pas. L'inventaire fait après son décès signale, dans sa bibliothèque, quarante volumes de comédies françaises, italiennes, espagnoles. Le Burlador s'y trouvait peut-être.

Sur le fait de la connaissance directe que Molière aurait eue de cette pièce, il ne resterait plus de place au moindre doute, si l'on pouvait recueillir quelques indices d'emprunts faits par lui aux vers de Tirso. On croit en découvrir un dans cette fin, de l'acte IV de Dom Juan: « Prends ce flambeau. On n'a pas besoin de lumière, quand on est conduit par le Ciel. >> Sous une forme plus théologique, nous trouvons chez Tirso ce dialogue peu sensiblement différent : « Attends, je vais t'éclairer. Ne m'éclaire pas, je suis en état de grâce 3. » Il y a malheureusement une objection. Une imitation italienne, antérieure à la comédie de Molière, a, nous le verrons, quelque chose de semblable.

Ceci fournirait-il un argument plus plausible? Dans le Misanthrope, joué seize mois après Dom Juan, on est frappé de la singulière rencontre des deux derniers vers du sonnet d'Oronte :

Belle Philis, on désespère

Alors qu'on espère toujours,

avec ceux de la sérénade donnée par le marquis de la Mota dans le drame espagnol : « Celui qui espère jouir d'un bien, à

1. Études sur l'Espagne,—Séville et l' Andalousie, tome II, p.131-141. 2. Ibidem, p. 132. 3. Voyez notre tome IV, p. 93.

4. Recherches sur Molière..., par Eud. Soulié, p. 269.

5. Scène xi de la troisième journée.

6. Scène XII de la seconde journée.

force d'espérer désespère. » Si nous en venions à penser que ce fût là une imitation bien avérée du Burlador, en même temps qu'elle serait la seule chez Molière, et que nous la rencontrerions comme perdue dans une comédie où nous ne l'aurions pas attendue, il serait piquant et curieux qu'il n'eût voulu prendre à Tirso rien autre chose qu'un trait de mauvais goût, pour avoir occasion de s'en railler. Il n'aurait pas donné là une grande marque de ses sentiments de déférence pour l'œuvre dramatique qui reste le vieux type de tout Festin de Pierre.

A vrai dire, comme on est en droit d'alléguer une rencontre fortuite, il ne saurait y avoir dans la chute du fameux sonnet une preuve assez convaincante contre ceux qui veulent qu'il ait ignoré le Burlador. Mais nous dirons, comme M. Magnin: << Qu'importe ? >> Ce qui n'est pas douteux, c'est que même lue, et, si l'on veut, admirée pour bien des beautés auxquelles un si bon juge n'aurait pu fermer les yeux, la pièce espagnole a pourtant été laissée à peu près de côté par Molière, comme trop fortement empreinte d'un esprit étranger à notre nation, et composée dans un système dramatique tout différent du nôtre. C'était sans doute un drame d'un puissant effet; mais, outre que Molière n'aurait plus été là dans son domaine, la France ne ressemblait pas à l'Espagne; et ce n'était point par l'impression de l'épouvante religieuse que chez nous la vieille légende, toute pleine de la foi du moyen âge, était alors devenue populaire. Le grand attrait qu'elle avait pour les spectateurs de nos théâtres s'explique, nous l'avons vu, par la bizarrerie du spectacle et les changements de décors. Il y en avait un autre la gaieté, à laquelle Tirso n'avait point pensé. Dans les imitations qu'avaient données les théâtres d'Italie, le drame s'était, en maintes scènes, changé en comédie. L'élément comique prit la première place, disons plutôt toute la place, chez nos Italiens de Paris, qui obéissaient ainsi à leur goût et même au nôtre; et les lazzi d'Arlequin, très-efficaces pour la purgation de toute terreur, dépouillèrent de sa couleur tragique la merveilleuse histoire du convié de marbre. Molière dut regarder de préférence de ce côté. Négligeant volontairement l'ancienne source, il aima mieux, suivant toute vraisemblance, se contenter de celle qui

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