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fiée. Mais la troupe de province devait du moins être informée de tout ce qui y avait été jugé dangereux. De là sans doute les altérations, qu'il est naturel de supposer avoir été conseillées par la prudence, ou peut-être même exigées par l'autorité. L'analyse donnée par l'annonce, et qui suit la comédie de scène en scène, n'indique pas la scène du Pauvre. Elle nous apprend, dans la mention de la scène i de l'acte III, que « l'opiniâtreté de Dom Juan dans son athéisme est combattue par de fortes raisons. » Si l'on ne suppose pas les rédacteurs du prospectus merveilleusement naïfs, on avait donc retranché, remplacé même, par une sorte de prédication sérieuse, tout ce qui rend ridicule l'argumentation de Sganarelle et avait fait scandale? On peut noter d'autres changements plus indifférents Mathurine est devenue Thomasse1; au quatrième acte, la scène de Dom Louis précède la scène de M. Dimanche, comme chez Thomas Corneille; dans la scène vi du même acte, Molière a fait reparaître Done Elvire, que n'accompagnent pas ses frères; ici c'est au V acte qu'elle se montre de nouveau, ayant Dom Carlos avec elle; et tous deux prédisent à Dom Juan sa perte. L'acte V, dans l'analyse, s'ouvre par une scène qui n'existe pas dans notre comédie, entre Elvire et son frère. Un peu plus loin, Charlotte et Thomasse, ce qui n'est pas moins nouveau, reviennent en scène, et Dom Juan abuse encore une fois de leur crédulité. Ces différences, et d'autres qu'on remarquera, sont tellement particulières à ce programme, qu'il ne peut s'agir de la comédie de Thomas Corneille jouée sous le nom de Molière. C'est une tout autre transformation, faite avec beaucoup de sans gêne; quant à une ancienne forme donnée à la pièce par l'auteur lui-même, et que nous n'aurions plus, nulle apparence d'y croire.

Quelle que soit la date de ces représentations assez infidèles, ce semble, du Dom Juan de Molière transporté en province, une telle reprise est un petit fait si obscur, qu'il ne doit guère compter. On ne saurait dire non plus que la belle prose de notre comédie ait été un moment rendue à la scène par les

1. Ce nom se trouve dans la pièce de Molière, acte II, scène 1, et Rosimond l'a donné à une des paysannes de son Nouveau Festin de Pierre.

représentations que les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne donnèrent à Fontainebleau, en 1677, à Paris, en 1681, d'une rapsodie du sieur de Champmeslé, qui, sous le nom de Fragments de Molière1, avait cousu ensemble quatre scènes de Dom Juan et une scène des Fourberies de Scapin. Si ce n'était pas seulement un plagiat productif, mais une petite réparation faite à l'auteur de la comédie supprimée, dont peut-être le public regrettait particulièrement les charmantes scènes des paysans et de M. Dimanche, cette réparation, qui ne rendait justice qu'à une courte partie de l'œuvre, était bien insuffisante.

Il faut donc arriver à une époque très-voisine de la nôtre pour trouver sur le théâtre une véritable restauration de l'ouvrage de Molière, tiré enfin de dessous la fâcheuse superstruction des alexandrins de Thomas Corneille.

Ce fut le second Théâtre-Français (l'Odéon) qui eut le premier l'honneur, il y a trente-sept ans, de la réparation tardive faite à l'auteur de Dom Juan. Le mercredi 17 novembre 1841, ce théâtre, qui venait de rouvrir depuis trois semaines, le 28 octobre, renoua la chaîne, interrompue pendant cent soixante-seize ans, des quinze représentations du chefd'œuvre données en 1665, la rattacha même, on peut le dire, à la première d'entre elles; car le texte primitif, autant qu'il est possible de le connaître, fut rétabli. On joua la scène du Pauvre2. Si l'on ne peut dire que l'œuvre de Molière ait alors repris possession du théâtre avec tout l'éclat qui eût été désirable, car les rôles ne furent pas tous convenablement remplis et la représentation manqua d'ensemble3, on fut cependant d'accord pour louer la pensée vraiment littéraire

1. Champmeslé a publié ces Fragments de Molière en 1682. Nous donnons en appendice les quatre scènes tirées de Dom Juan, parce que, s'éloignant beaucoup de notre texte en quelques endroits, elles pourraient faire supposer qu'on les avait tirées d'une copie différente de celle qu'ont reproduite les éditions que nous connaissons. 2. Voyez le Moniteur du 27 novembre 1841, et le Journal des Débats du lundi 29 de ce même mois.

3. M. Robert Kemp joua le rôle de Dom Juan, Mlle Payre celui d'Elvire. Dans le rôle de Pierrot, M. Léopold Barré « eut, dit le Moniteur, les honneurs de la soirée. » Au moment même où ceci s'imprime, l'Odéon vient de reprendre Dom Juan, le 22 mars 1879.

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qu'avait eue le directeur du théâtre, M. d'Épagny. La pièce ressuscitée fut représentée plusieurs fois en novembre et en décembre, et le public lui fit très-bon accueil. Le signal était donné, et le premier Théâtre-Français, « la maison de Molière, » ne pouvait longtemps manquer d'y répondre. A son tour, il abandonna l'agréable, mais un peu pâle copie, et revint au brillant et vigoureux original, le vendredi 15 janvier 1847, jour du deux cent vingt-cinquième anniversaire de la naissance du grand poëte. Cette reprise du vrai Dom Juan par les héritiers directs des comédiens formés par Molière est celle qui fait époque. Elle eut un plein succès, qui rendit, cette fois, définitive la revanche de la justice et du vrai goût. Depuis, l'œuvre introduite par substitution a disparu, et l'œuvre même du maître est désormais la seule que connaisse la Comédie-Française.

A la représentation du 15 janvier 1847, la pièce eut d'habiles interprètes. On voudrait donner, avant leurs noms, ceux des comédiens qui, deux siècles plus tôt, avaient créé les rôles. Mais il ne faut pas imiter ceux qui en ont dit plus qu'ils n'en savaient. Castil- Blaze, dans son Molière musicien 2, met en regard des acteurs de 1847 ceux de 1665. Un éditeur allemand de notre Dom Juan, M. Adolf Laun3, adopte la même distribution des personnages. Il s'est imaginé qu'elle avait été tirée du Registre de la Grange; et, sans avoir vérifié le fait, il dit expressément, quand les auteurs qu'il a suivis ont eu la modestie de ne mettre personne en possession d'un rôle, de celui du Pauvre, par exemple, ou de Gusman: « Le Registre de la Grange ne dit point par qui il fut joué, » comme si dans ce registre les autres acteurs étaient nommés. Cela n'est point. La distribution des rôles se fût peut-être trouvée dans Loret,

1. On y joua, avant Dom Juan, une petite pièce de M. Jules Barbier, l'Ombre de Molière. A cette brillante fête, qui remettait en lumière un chef-d'œuvre français, dont la source première était un poétique drame de l'Espagne, la jeune infante devenue princesse française depuis trois mois (10 octobre 1846), Mme la duchesse de Montpensier, était présente.

2. Tome I, p. 246.

3. Molière's Werke.... herausgegeben von Dr Adolf Laun. Don Juan. Berlin et Paris, 1876. Voyez p. 100-103, appendice I.

si, après sa lettre du 14 février 1665, citée plus haut1, il avait pu continuer à remplir, avec son exactitude ordinaire, son devoir de gazetier. Mais ses lettres suivantes, jusqu'à celle du 28 mars, attestent sa mauvaise santé, son « état assez piteux, » comme il dit lui-même (le 22 mars). Il n'allait sans doute plus au théâtre. Lorsque le 23 mai 1665, « sept jours après sa sépulture,» il eut « ressuscité » dans les vers de son continuateur de Mayolas, Dom Juan était dans la sépulture aussi, et la liste de ses acteurs eût été sans à-propos. En général, les contemporains ont peu parlé des représentations de cette belle comédie, dont les destins furent alors si courts. Aimé-Martin, quand les témoignages lui manquaient pour enrichir ses éditions de la liste des acteurs qui avaient créé les rôles de nos pièces classiques, était dans l'habitude de les remplacer par des conjectures fondées sur les vraisemblances. Nous ne pensons pas que Castil-Blaze et M. Laun aient trouvé une autre autorité que la sienne. Ils l'avaient crue très-sûre, parce qu'elle s'offrait avec beaucoup d'assurance.

La liste que, sur la foi d'Aimé-Martin, ils ont donnée, est celle-ci la Grange aurait joué Dom Juan, Molière Sganarelle, Béjart Dom Louis, du Croisy M. Dimanche, Hubert Pierrot, de Brie la Ramée, Mlle Duparc Elvire, Mlle Molière Charlotte, Mlle de Brie Mathurine. Ces comédiens et ces comédiennes faisaient tous partie de la troupe du Palais-Royal en 1665. Rien n'est donc impossible dans la distribution supposée; et même, si la vraisemblance suffisait ici, presque tout y devrait être approuvé. Nous avons, pour le Festin de Pierre de Thomas Corneille, une distribution des rôles en 1685 2. Ce document authentique est intéressant à rapprocher des conjectures d'Aimé-Martin :

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2. Répertoire des comédies françoises qui se peuvent jouer (à la cour)

en 1685.

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Nous ne pensons pas que l'omission très-étonnante des personnages de Sganarelle et de M. Dimanche puisse, quelque négligence qu'elle suppose, infirmer pour les autres rôles l'autorité d'un témoignage contemporain.

Le Festin de Pierre versifié n'ayant été considéré, dès l'origine, que comme une nouvelle forme un peu modifiée de la comédie de Molière lui-même, les survivants d'entre les camarades de l'auteur du Dom Juan avaient probablement repris les rôles qu'ils jouaient à la création. Or nous voyons que la Grange faisait en 1685 le personnage de Dom Juan; Mlle Guérin, c'est-à-dire Mlle Molière, celui de Charlotte; Mlle de Brie celui de Mathurine. Il est donc à peu près certain que, pour ces trois rôles, Aimé-Martin ne s'est pas trompé. En attribuant celui de Sganarelle à Molière, il a été dans l'incontestable vérité. Sur ce point, le plus intéressant de tous, le témoignage du libelle du sieur de Rochemont est décisif : « Un Molière..., habillé en Squanarelle (sic), qui se moque de Dieu et du diable '. » Pour du Croisy, à qui Aimé-Martin donne le personnage de M. Dimanche, une erreur est assez vraisemblable. En 1685, il jouait les deux rôles de Dom Alonse et de Pierrot. N'en étaitil pas de même en 1665, au moins pour le dernier et le seul important de ces rôles? On sait qu'il jouait excellemment les paysans 2.

La liste des acteurs du Festin de Pierre en 1685, intéres

1. Voyez ci-après, p. 226.

2. Voyez dans l'Histoire du théatre françois des frères Parfaict, tome XIII, p. 249, une note de M. de la Croix.

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