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ne se croient liés que par les châtiments que les uns exercent sur les autres; dans un gouvernement où

il y a peu d'affaires, et où il est rare que l'on ait besoin de se présenter devant un grand, de lui faire des demandes, et encore moins des plaintes.

Dans une république, les présents sont une chose odieuse, parce que la vertu n'en a pas besoin. Dans une monarchie, l'honneur est un motif plus fort que les présents. Mais dans l'état despotique, où il n'y a ni honneur ni vertu, on ne peut être déterminé à agir que par l'espérance des commodités de la vie.

C'est dans les idées de la république que Platon (1) vouloit que ceux qui reçoivent des présents pour faire leur devoir fussent punis de mort. Il n'en faut prendre, disoit-il, ni pour les choses bonnes, ni pour les mauvaises.

C'étoit une mauvaise loi que cette loi romaine (2) qui permettoit aux magistrats de prendre de petits présents (3), pourvu qu'ils ne passassent pas cent écus dans toute l'année. Ceux à qui on ne donne rien ne désirent rien; ceux à qui on donne un peu désirent bientôt un peu plus, et ensuite beaucoup. Dailleurs, il est plus aisé de convaincre celui qui, ne devant rien prendre, prend quelque chose, que celui qui prend plus, lorsqu'il devroit prendre moins,

(1) Livre x11 des Lois.

(2) Leg. 6, §. 2, dig. ad leg. Jul, repet. (3) Munuscula.

et qui trouve toujours, pour cela, des prétextes, des excuses, des causes, et des raisons plausibles.

CHAPITRE XVIII.

Des récompenses que le souverain donne.

DANS les gouvernements despotiques, où, comme nous avons dit, on n'est déterminé à agir que par l'espérance des commodités de la vie, le prince qui récompense n'a que de l'argent à donner. Dans une monarchie, où l'honneur règne seul, le prince ne récompenseroit que par des distinctions, si les distinctions que l'honneur établit n'étoient jointes à un luxe qui donne nécessairement des besoins: le prince y récompense donc par des honneurs qui mènent à la fortune. Mais, dans une république, où la vertu règne, motif qui se suffit à lui-même et qui exclut tous les autres, l'état ne récompense que par des témoignages de cette vertu.

C'est une règle générale, que des grandes récompenses, dans une monarchie et dans une république, sont un signe de leur décadence, parce qu'elles prouvent que leurs principes sont corrompus; que, d'un côté, l'idée de l'honneur n'y a plus tant de force; que, de l'autre, la qualité de citoyen s'est affoiblie.

Les plus mauvais empereurs romains ont été ceux qui ont le plus donné; par exemple, Caligula, Claude, Néron, Othon, Vitellius, Commode, Héliogabale et Caracalla. Les meilleurs, comme Au

guste, Vespasien, Antonin Pie, Marc Aurèle, et Pertinax, ont été économes. Sous les bons empereurs, l'état reprenoit ses principes: le trésor de l'honneur suppléoit aux autres trésors.

CHAPITRE XIX.

Nouvelles conséquences des principes des trois gouvernements.

JE

Je ne puis me résoudre à finir ce Livre sans faire encore quelques applications de mes trois principes.

PREMIÈRE QUESTION. Les lois doivent-elles forcer un citoyen à accepter les emplois publics? Je dis qu'elles le doivent dans le gouvernement républicain, et non pas dans le monarchique. Dans le premier, les magistratures sont des témoignages de vertu, des dépôts que la patrie confie à un citoyen, qui ne doit vivre, agir et penser que pour elle: il ne peut donc pas les refuser (1). Dans le second, les magistratures sont des témoignages d'honneur: or, telle est la bizarrerie de l'honneur, qu'il se plaît à n'en accepter aucun que quand il veut, et de la manière qu'il veut.

Le feu roi de Sardaigne (2) punissoit ceux qui

(1) Platon, dans sa République, Livre VIII, met ces refus au nombre des marques de la corruption de la république. Dans ses Lois, Livre vi, il veut qu'on les punisse par une amende. A Venise, on les punit par l'exil.

(2) Victor Amédée.

refusoient les dignités et les emplois de son état. Il suivoit, sans le savoir, des idées républicaines. Sa manière de gouverner d'ailleurs prouve assez que ce n'étoit pas là son intention.

SECONDE QUESTION. Est-ce une bonne maxime, qu'un citoyen puisse être obligé d'accepter, dans l'armée, une place inférieure à celle qu'il a occupée ? On voyoit souvent, chez les Romains, le capitaine servir, l'année d'après, sous son lieutenant (1). C'est que, dans les républiques, la vertu demande qu'on fasse à l'état un sacrifice continuel de soi-même et de ses répugnances. Mais, dans les monarchies, l'honneur, vrai ou faux, ne peut souffrir ce qu'il appelle se dégrader.

Dans les gouvernements despotiques, où l'on abuse également de l'honneur, des postes et des rangs, on fait indifféremment d'un prince un goujat, et d'un goujat un prince.

TROISIÈME QUESTION. Mettra-t-on sur une même tête les emplois civils et militaires? Il faut les unir dans la république, et les séparer dans la monarchie. Dans les républiques, il seroit bien dangereux de faire de la profession des armes un état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles; et, dans les monarchies, il n'y auroit pas moins de

(1) Quelques centurions ayant appelé au peuple, pour demander l'emploi qu'ils avoient eu : « Il est juste, mes >> compagnons, dit un centurion, que vous regardiez comme >> honorables tous les postes où vous défendrez la répu» blique. » (Tite-Live, Livre XLII.)

péril à donner les deux fonctions à la même per

sonne.

On ne prend les armes, dans la république, qu'en qualité de défenseur des lois et de la patrie : c'est parce que l'on est citoyen qu'on se fait, pour un temps, soldat. S'il y avoit deux états distingués, on feroit sentir à celui qui, sous les armes, se croit citoyen qu'il n'est que soldat.

Dans les monarchies, les gens de guerre n'ont pour objet que la gloire, ou du moins l'honneur ou la fortune. On doit bien se garder de donner les emplois civils à des hommes pareils : il faut, au contraire, qu'ils soient contenus par les magistrats civils, et que les mêmes gens n'aient pas en même temps la confiance du peuple, et la force pour en abuser. (1)

Voyez, dans une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie, combien l'on craint un état particulier de gens de guerre, et comment le guerrier reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces qualités soient un gage pour la patrie, et qu'on ne l'oublie jamais.

Cette division de magistratures en civiles et militaires, faite par les Romains après la perte de la république, ne fut pas une chose arbitraire; elle fut une suite du changement de la constitution de

(1) Ne imperium ad optimos nobilium transferretur, senatum militia vetuit Gallienus; etiàm adire exercitum. ( Aurelius Victor, de viris illustribus.)

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