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Les jugements rendus par le prince seroient une source intarissable d'injustices et d'abus; les courtisans extorqueroient, par leur importunité, ses jugements. Quelques empereurs romains eurent la fureur de juger; nuls règnes n'étonnèrent plus l'univers par leurs injustices.

<< Claude, dit Tacite (1), ayant attiré à lui le ju»gement des affaires et les fonctions des magistrats, » donna occasion à toutes sortes de rapines. » Aussi Néron, parvenant à l'empire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-t-il, « Qu'il se gar» deroit bien d'être le juge de toutes les affaires, » pour que les accusateurs et les accusés, dans les » murs d'un palais, ne fussent pas exposés à l'ini>> que pouvoir de quelques affranchis. » (2)

<< Sous le règne d'Arcadius, dit Zozime (3), la » nation des calomniateurs se répandit, entoura la >> cour, et l'infecta. Lorsqu'un homme étoit mort, » on supposoit qu'il n'avoit point laissé d'enfants (4); >> on donnoit ses biens par un rescrit. Car, comme » le prince étoit étrangement stupide, et l'impéra>>trice entreprenante à l'excès, elle servoit l'insa» tiable avarice de ses domestiques et de ses confi» dentes, de sorte que, pour les gens modérés » il n'y avoit rien de plus désirable que la mort. >>

(1) Annal., Livre x1, 5.
(2) Ibid., Livre XIII, 4.
(3) Hist., Livre v.

(4) Même désordre sous Théodose le jeune.

de

Il y avoit autrefois, dit Procope (1), fort peu » gens à la cour: mais, sous Justinien, comme les juges n'avoient plus la liberté de rendre justice, >> leurs tribunaux étoient déserts, tandis que le pa>> lais du prince retentissoit des clameurs des par>> ties qui y sollicitoient leurs affaires. » Tout le monde sait comment on y vendoit les jugements, et même les lois.

elles

Les lois sont les yeux du prince; il voit par ce qu'il ne pourroit pas voir sans elles. Veut-il faire la fonction des tribunaux, il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui.

CHAPITRE VI.

Que, dans la monarchie, les ministres ne
doivent pas juger.

C'EST encore un grand inconvénient dans la monarchie que les ministres du prince jugent euxmêmes les affaires contentieuses. Nous voyons encore aujourd'hui des états où il y a des juges sans nombre pour décider les affaires fiscales, et où les ministres, qui le croiroit! veulent encore les juger. Les réflexions viennent en foule je ne ferai que celle-ci.

Il y a, par la nature des choses, une espèce de contradiction entre le conseil du monarque et ses tribunaux. Le conseil des rois doit être composé de

(1) Histoire secrète.

peu de personnes; et les tribunaux de judicature en demandent beaucoup. La raison en est que, dans le premier, on doit prendre les affaires avec une certaine passion, et les suivre de même; ce qu'on ne peut guère espérer que de quatre ou cinq hommes qui en font leur affaire. Il faut, au contraire, des tribunaux de judicature de sang-froid, et à qui toutes les affaires soient en quelque façon indifférentes.

CHAPITRE VII.

Du magistrat unique.

UN tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique. On voit dans l'histoire romaine à quel point un juge unique peut abuser de son pouvoir. Comment Appius, sur son tribunal, n'auroit-il pas méprisé les lois, puisqu'il viola même celle qu'il avoit faite (1)? Tite-Live nous apprend l'inique distinction du décemvir. Il avoit aposté un homme qui réclamoit devant lui Virginie comme son esclave: les parents de Virginie lui demandèrent qu'en vertu de sa loi on la leur remît jusqu'au jugement définitif. Il déclara que sa loi n'avoit été faite qu'en faveur du père, et que, Virginius étant absent, elle ne pouvoit avoir d'application. (2)

(1) Voyez la loi 11, §. 24, ff. de orig. jur.

(2) Quòd pater puellæ abesset, locum injuriæ esse ratus. (Tite-Live, décade 1, Livre 111.)

TOME I.

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CHAPITRE VIII.

Des accusations dans les divers

gouvernements.

A Rome (1), il étoit permis à un citoyen d'en accuser un autre. Cela étoit établi selon l'esprit de la république, où chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle sans bornes; où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains. On suivit sous les empereurs les maximes de la république; et d'abord on vit paroître un genre d'hommes funestes, une troupe de délateurs. Quiconque avoit bien des vices et bien des talents, une âme bien basse et un esprit ambitieux, cherchoit un criminel, dont la condamnation pût plaire au prince c'étoit la voie pour aller aux honneurs et à la fortune (2), chose que nous ne voyons point parmi nous.

Nous avons aujourd'hui une loi admirable; c'est celle qui veut que le prince, établi pour faire exécuter les lois, prépose un officier dans chaque tribunal pour poursuivre en son nom tous les crimes: de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi nous; et, si ce vengeur public étoit soupçonné d'abuser de son ministère, on l'obligeroit de nommer son dénonciateur.

(1) Et dans bien d'autres cités.

(2) Voyez dans Tacite (Hist. 1, 2), les récompenses accordées à ces délateurs.

Dans les lois de Platon (1), ceux qui négligent d'avertir les magistrats, ou de leur donner du secours, doivent être punis. Cela ne conviendroit point aujourd'hui. La partie publique veille pour les citoyens; elle agit, et ils sont tranquilles.

CHAPITRE IX.

De la sévérité des peines dans les divers
gouvernements.

La sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique, dont le principe est la terreur, qu'à la monarchie et à la république, qui ont pour ressort l'honneur et la vertu.

Dans les états modérés, l'amour de la patrie, la honte et la crainte du blame, sont des motifs réprimants, qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d'une mauvaise action sera d'en être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément, et n'auront pas besoin de tant de force.

Dans ces états, un bon législateur s'attachera moins à punir les crimes qu'à les prévenir; il s'appliquera plus à donner des mœurs qu'à infliger des supplices.

C'est une remarque perpétuelle des auteurs chinois (2), que plus dans leur empire on voyoit aug

(1) Livre Ix.

(2) Je ferai voir dans la suite que la Chine, à cet égard, est dans le cas d'une république ou d'une monarchie.

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