Images de page
PDF
ePub

il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d'autres désirs: bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhège commença à connoître fit qu'elle en égorgea les habitants.

Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs devinrent immenses. On en peut juger par le prix qu'ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne (1) se vendoit cent deniers romains; un baril de chair salée du Pont en coûtoit quatre cents; un bon cuisinier, quatre talents; les jeunes garçons n'avoient point de prix. Quand, par une impétuosité (2) générale, tout le monde se portoit à la vo-. lupté, que devenoit la vertu ?

CHAPITRE III.

Des lois somptuaires dans l'aristocratie.

L'ARISTOCRATIE mal constituée a ce malheur, que les nobles y ont des richesses, et que cependant ils ne doivent pas dépenser; le luxe, contraire à l'esprit de modération, en doit être banni. Il n'y a donc que des gens très-pauvres qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très-riches qui ne peuvent pas dépenser.

(1) Fragment du Livre 365 de Diodore, rapporté par Const. Porph. (Extrait des vertus et des vices.)

(2) Cùm maximus omnium impetus ad luxuriam esset, ibid.

A Venise, les lois forcent les nobles à la modestie. Ils se sont tellement accoutumés à l'épargne qu'il n'y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l'argent. On se sert de cette voie pour entretenir l'industrie : les femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, pendant que leurs tributaires y mènent la vie du monde la plus

obscure.

Les bonnes républiques grecques avoient à cet égard des institutions admirables. Les riches employoient leur argent en fêtes, en chœurs de musique, en chariots, en chevaux pour la course, en inagistrature onéreuse. Les richesses y étoient aussi à charge que la pauvreté.

CHAPITRE IV.

Des lois somptuaires dans les monarchies.

<< LES Suions, nation germanique, rendent hon»> neur aux richesses; dit Tacite (1); ce qui fait qu'ils >> vivent sous le gouvernement d'un seul. » Cela signifie bien que le luxe est singulièrement propre aux monarchies, et qu'il n'y faut point de lois somp

tuaires.

Comme, par la constitution des monarchies, les richesses y sont inégalement partagées, il faut bien qu'il y ait du luxe. Si les riches n'y dépensent pas beaucoup, les pauvres y mourront de faim. Il faut

(1) De moribus Germanorum, XLIV.

même que les riches y dépensent à proportion de l'inégalité des fortunes; et que, comme nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulières n'ont augmenté que parce qu'elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique il faut donc qu'il leur soit rendu.

Ainsi, pour que l'état monarchique se soutienne, le luxe do it aller en croissant, du laboureur à l'ar tisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitants principaux, aux princes; sans quoi tout seroit perdu.

Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, de jurisconsultes, et d'hommes pleins de l'idée des premiers temps, on proposa, sous Auguste, la correction des mœurs et du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans Dion (1) avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C'est qu'il fondoit une monarchie et dissolvoit une république.

Sous Tibère, les édiles proposèrent, dans le sénat, le rétablissement des anciennes lois somptuaires (2). Ce prince, qui avoit des lumières, s'y opposa. « L'état ne pourroit subsister, disoit-il, daus >> la situation où sont les choses. Comment Rome pourroit-elle vivre? comment pourroient vivre les provinces? Nous avions de la frugalité lorsque >> nous étions citoyens d'une seule ville: aujourd'hui

[ocr errors]

(1) Dion Cassius, Livre LIV.

(2) Tacite, Ann., Livre 111, page 54.

>> nous consommons les richesses de tout l'univers; » on fait travailler pour nous les maîtres et les es» claves. » Il voyoit bien qu'il ne falloit plus de lois somptuaires.

Lorsque, sous le même empereur, on proposa au sénat de défendre aux gouverneurs de mener leurs femmes dans les provinces, à cause des déréglements qu'elles y apportoient, cela fut rejeté. On dit, « que les exemples de la dureté des anciens >> avoient été changés en une façon de vivre plus agréable (1). >> On sentit qu'il falloit d'autres

[ocr errors]

mœurs.

Le luxe est donc nécessaire dans les états monarchiques, il l'est encore dans les états despotiques. Dans les premiers, c'est un usage que l'on fait de ce qu'on possède de liberté dans les autres, c'est un abus qu'on fait des avantages de sa servitude, lorsqu'un esclave choisi par son maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour le lendemain de la fortune de chaque jour, n'a d'autre félicité que celle d'assouvir l'orgueil, les désirs, et les voluptés de chaque jour.

Tout ceci mène à une réflexion : les républiques finissent par le luxe; les monarchies, par la pauvreté. (2)

(1) Multa duritiei veterum meliùs et lætiùs mutata. (Tacite, Ann., Livre III, page 34.)

(2) Opulentia paritura mox egestatem. (Florus, Livre III, page 13.)

CHAPITRE V.

Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles dans une monarchie.

Ce fut dans l'esprit de la république, ou dans quelques cas particuliers, qu'au milieu du treizième siècle on fit en Aragon des lois somptuaires. Jacques [er ordonna que le roi ni aucun de ses sujets ne pourroient manger plus de deux sortes de viandes à chaque repas, et que chacune ne seroit préparée que d'une seule manière, à moins que ce ne fût du gibier qu'on eût tué soi-même. (1)

On a fait aussi de nos jours en Suède des lois somptuaires; mais elles ont un objet différent de celles d'Aragon.

Un état peut faire des lois somptuaires dans l'objet d'une frugalité absolue : c'est l'esprit des lois somptuaires des républiques; et la nature de la chose fait voir que ce fut l'objet de celles d'Aragon.

Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour objet une frugalité relative, lorsqu'un état, sentant des marchandises étrangères d'un trop haut que prix demanderoient une telle exportation des siennes, qu'il se priveroit plus de ses besoins par celles-ci qu'il n'en satisferoit par celles-là, en défend absolument l'entrée; et c'est l'esprit des lois que

l'on a

(1) Constitution de Jacques Ier, de l'an 1234, art. 6, dans Marca Hispanica, page 1429.

TOME 1.

II

« PrécédentContinuer »