Images de page
PDF
ePub

CHAPITRE XII.

Du gouvernement des rois de Rome, et comment les trois pouvoirs y furent distribués.

Le gouvernement des rois de Rome avoit quelque rapport à celui des rois des temps héroïques chez les Grecs. Il tomba comme les autres par son vice général, quoique en lui-même et dans sa nature particulière il fût très-bon.

Pour faire connoître ce gouvernement, je distinguerai celui des cinq premiers rois, celui de Servius Tullius, et celui de Tarquin.

La couronne étoit élective; et, sous les cinq premiers rois, le sénat eut la plus grande part à l'élec

tion.

Après la mort du roi, le sénat examinoit si l'on garderoit la forme du gouvernement qui étoit établie. S'il jugeoit à propos de la garder, il nommoit un magistrat (1), tiré de son corps, qui élisoit un roi : le sénat devoit approuver l'élection ; le peuple, la confirmer; les auspices, la garantir. Si une de ces trois conditions manquoit, il falloit faire une autre élection.

La constitution étoit monarchique, aristocratique, et populaire. Telle fut l'harmonie du pouvoir, qu'on ne vit ni jalousie, ni dispute, dans les premiers règnes. Le roi commandoit les armées, et avoit l'in

(1) Denys d'Halicarnasse, Livre II, p. 120; et Livre iv, p. 242 et 243.

tendance des sacrifices; il avoit la puissance de juger les affaires civiles (1) et criminelles (2); il convoquoit le sénat ; il assembloit le peuple ; il lui portoit de certaines affaires, et régloit les autres avec le sénat. (3)

Le sénat avoit une grande autorité. Les rois prenoient souvent des sénateurs pour juger avec eux; ils ne portoient point d'affaires au peuple qu'elles n'eussent été délibérées (4) dans le sénat.

Le peuple avoit le droit d'élire (5) les magistrats, de consentir aux nouvelles lois, et, lorsque le roi le permettoit, celui de déclarer la guerre et de faire la paix. Il n'avoit point la puissance de juger. Quand Tullus Hostilius renvoya le jugement d'Horace au peuple, il eut des raisons particulières, que l'on trouve dans Denys d'Halicarnasse. (6)

(1) Voyez le discours de Tanaquil, dans Tite-Live, Liv. 1, décade 1; et le règlement de Servius Tullius, dans Denys d'Halicarnasse, Livre Iv, page 229.

(2) Voyez Denys d'Halicarnasse, Livre 11, p. 118; et Livre I, p. 171.

(3) Ce fut par un sénatus-consulte que Tullus Hostilius envoya détruire Albe. (Denys d'Halicarnasse, Livre I, pages 167 et 172.)

(4) Ibid. Livre Iv, pag. 276.

(5) Denys d'Halicarnasse, Livre II. Il falloit pourtant qu'il ne nommât pas à toutes les charges, puisque Valerius Publicola fit la fameuse loi qui défendoit à tout citoyen d'exercer aucun emploi, s'il ne l'avoit obtenu par les suffrages du peuple.

(6) Livre I, page 159.

La constitution changea sous (1) Servius Tullius. Le sénat n'eut point de part à son élection; il se fit proclamer par le peuple. Il se dépouilla des jugements (2) civils, et ne se réserva que les criminels; il porta directement au peuple toutes les affaires : il le soulagea des taxes, et en mit tout le fardeau sur les patriciens. Ainsi, à mesure qu'il affoiblissoit la puissance royale et l'autorité du sénat, il augmentoit le pouvoir du peuple. (3)

Tarquin ne se fit élire ni par le sénat ni par le peuple. Il regarda Servius Tullius comme un usurpateur, et prit la couronne comme un droit héréditaire; il extermina la plupart des sénateurs; il ne consulta plus ceux qui restoient, et ne les appela pas même à ses jugements (4). Sa puissance augmenta; mais ce qu'il y avoit d'odieux dans cette puissance devint plus odieux encore: il usurpa le pouvoir du peuple; il fit des lois sans lui; il en fit même contre lui (5). Il auroit réuni les trois pouvoirs dans sa personne : mais le peuple se souvint un moment qu'il étoit législateur, et Tarquin ne fut plus.

(1) Denys d'Halicarnasse, Livre Iv.

(2) Il se priva de la moitié de la puissance royale, dit Denys d'Halicarnasse, Livre Iv, page 229.

(3) On croyoit que, s'il n'avoit pas été prévenu par Tarquin, il auroit établi le gouvernement populaire. (Denys d'Halicarnasse, Livre Iv, page 243.)

[blocks in formation]

272

CHAPITRE XIII.

Réflexions générales sur l'état de Rome après l'expulsion des rois.

On ne peut jamais quitter les Romains : c'est ainsi qu'encore aujourd'hui, dans leur capitale, on laisse les nouveaux palais pour aller chercher des ruines; c'est ainsi que l'œil qui s'est reposé sur l'émail des prairies aime à voir les rochers et les montagnes.

Les familles patriciennes avoient eu, de tout temps, de grandes prérogatives. Ces distinctions grandes sous les rois, devinrent bien plus importantes après leur expulsion. Cela causa la jalousie des plébéiens, qui voulurent les abaisser. Les contestations frappoient sur la constitution sans affoiblir le gouvernement: car, pourvu que les magistratures conservassent leur autorité, il étoit assez indifférent de quelle famille étoient les magistrats.

Une monarchie élective, comme étoit Rome, suppose nécessairement un corps aristocratique puissant qui la soutienne; sans quoi elle se change d'abord en tyrannie ou en état populaire : mais un état populaire n'a pas besoin de cette distinction de familles pour se maintenir. C'est ce qui fit que les patriciens, qui étoient des parties nécessaires de la constitution du temps des rois, en devinrent une partie superflue du temps des consuls; le peuple put les abaisser sans se détruire lui-même, et changer la constitution sans la corrompre.

[ocr errors]

Quand Servius Tullius eut avili les patriciens Rome dut tomber des mains des rois dans celles du peuple. Mais le peuple, en abaissant les patriciens, ne dut point craindre de retomber dans celles des rois.

[ocr errors]

Un état peut changer de deux manières; ou parce que la constitution se corrige, ou parce qu'elle se corrompt. S'il a conservé ses principes, et que la constitution change, c'est qu'elle se corrige; s'il a perdu ses principes, quand la constitution vient à changer, c'est qu'elle se corrompt.

Rome, après l'expulsion des rois, devoit être une démocratie. Le peuple avoit déjà la puissance législative c'étoit son suffrage unanime qui avoit chassé les rois; et, s'il ne persistoit pas dans cette volonté, les Tarquins pouvoient à tous les instants revenir. Prétendre qu'il eût voulu les chasser pour tomber dans l'esclavage de quelques familles, cela n'étoit pas raisonnable. La situation des choses demandoit donc que Rome fût une démocratie, et cependant elle ne l'étoit pas. Il fallut tempérer le pouvoir des principaux, et que les lois inclinassent vers la démocratie.

Souvent les états fleurissent plus dans le passage insensible d'une constitution à une autre, qu'ils ne le faisoient dans l'une ou l'autre de ces constitutions. C'est pour lors que tous les ressorts du gouvernement sont tendus; que tous les citoyens ont des prétentions; qu'on s'attaque ou qu'on se caresse, et qu'il y a une noble émulation entre ceux qui 18

TOME 1.

« PrécédentContinuer »