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défendent la constitution qui décline, et ceux qui mettent en avant celle qui prévaut.

CHAPITRE XIV.

Comment la distribution des trois pouvoirs commença à changer après l'expulsion des rois.

QUATRE choses choquoient principalement la liberté de Rome. Les patriciens obtenoient seuls tous les emplois sacrés, politiques, civils et militaires : on avoit attaché au consulat un pouvoir exorbitant; on faisoit des outrages au peuple; enfin on ne lui laissoit presque aucune influence dans les suffrages. Ce furent ces quatre abus que le peuple corrigea.

1o. Il fit établir qu'il y auroit des magistratures. où les plébéiens pourroient prétendre ; et il obtint peu à peu qu'il auroit part à toutes, excepté à celle d'entre-roi.

2o. On décomposa le consulat, et on en forma plusieurs magistratures. On créa des préteurs (1) à qui on donna la puissance de juger les affaires privées; on nomma des questeurs (2) pour faire juger les crimes publics; on établit des édiles à qui on donna la police; on fit des trésoriers (3) qui eurent l'administration des deniers publics; enfin, par la création des censeurs, on ôta aux consuls cette partie de la puissance législative qui règle les mœurs des

(1) Tite-Live, décade I, Livre vi.

(2) Quæstores parricidii. Pomponius, leg. 2, §. 23, ff. de orig. jur. (3) Plutarque, Vie de Publicola.

citoyens et la police momentanée des divers corps de l'état. Les principales prérogatives qui leur restèrent furent de présider aux grands (1) états du peuple, d'assembler le sénat, et de commander les armées.

3o. Les lois sacrées établirent des tribuns qui pouvoient à tous les instants arrêter les entreprises des patriciens, et n'empêchoient pas seulement les injures particulières, mais encore les générales.

4°. Enfin les plébéiens augmentèrent leur influence dans les décisions publiques. Le peuple romain étoit divisé de trois manières, par centuries, par curies et par tribus; et, quand il donnoit son suffrage, il étoit assemblé et formé d'une de ces trois manières.

Dans la première, les patriciens, les principaux les gens riches, le sénat, ce qui étoit à peu près la même chose, avoient presque toute l'autorité; dans la seconde, ils en avoient moins; dans la troisième, encore moins.

La division par centuries étoit plutôt une division de cens et de moyens qu'une division de personnes. Tout le peuple étoit partagé en cent quatre-vingttreize centuries (2) qui avoient chacune une voix. Les patriciens et les principaux formoient les quatrevingt-dix-huit premières centuries; le reste des citoyens étoit répandu dans les quatre-vingt-quinze

(1) Comitiis centuriatis.

(2) Voyez là-dessus Tite-Live, Livre 1; et Denys d'Halicarnasse, Livre Iv et vII.

autres. Les patriciens étoient donc dans cette division les maîtres des suffrages.

Dans la division par curies (1) les patriciens n'avoient pas les mêmes avantages: ils en avoient pour. tant. Il falloit consulter les auspices, dont les patriciens étoient les maîtres: on n'y pouvoit faire de proposition au peuple qui n'eût été auparavant portée au sénat et approuvée par un sénatus-consulte. Mais, dans la division par tribus, il n'étoit question ni d'auspices ni de sénatus-consulte, et les patriciens n'y étoient pas admis.

Or le peuple chercha toujours à faire par curies les assemblées qu'on avoit coutume de faire par centuries, et à faire par tribus les assemblées qui se faisoient par curies; ce qui fit passer les affaires des mains des patriciens dans celles des plébéiens.

Ainsi, quand les plébéiens eurent obtenu le droit de juger les patriciens, ce qui commença lors de l'affaire de Coriolan (2), les plébéiens voulurent les juger assemblés par tribus (3) et non par centuries; et lorsqu'on établit en faveur du peuple les nouvelles magistratures (4) de tribuns et d'édiles, le peuple obtint qu'il s'assembleroit par curies pour les nommer; et quand sa puissance fut affermie,

(1) Denys d'Halicarnasse, Livre Ix, page 598. (2) Denys d'Halicarnasse, Livre vII.

(3) Contre l'ancien usage, comme on le voit dans Denys d'Halicarnasse, Livre v, page 320.

(4) Livre vi, pag. 410 et 411.

il obtint (1) qu'ils seroient nommés dans une assemblée par tribus.

CHAPITRE XV.

Comment, dans l'état florissant de la république, Rome perdit tout à coup sa liberté.

DANS le feu des disputes entre les patriciens et les plébéiens, ceux-ci demandèrent que l'on donnât des lois fixes, afin que les jugements ne fussent plus l'effet d'une volonté capricieuse ou d'un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le sénat y acquiesça. Pour composer ces lois, on nomma des décemvirs. On crut qu'on devoit leur accorder un grand pouvoir, parce qu'ils avoient à donner des lois à des partis qui étoient presque incompatibles. On suspendit la nomination de tous les magistrats; et, dans les comices, ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouvèrent revêtus de la puissance consulaire et de la puissance tribunitienne. L'une leur donnoit le droit d'assembler le sénat; l'autre, celui d'assembler le peuple : mais ils ne convoquèrent ni le sénat ni le peuple. Dix hommes dans la république eurent seuls toute la puissance législative, toute la puissance exécutrice, toute la puissance des jugements. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tar

(1) Livre Ix, page 605.

quin. Quand Tarquin exerçoit ses vexations, Rome étoit indignée du pouvoir qu'il avoit usurpé; quand les décemvirs exercèrent les leurs, elle fut étonnée du pouvoir qu'elle avoit donné.

Mais quel étoit ce système de tyrannie, produit par des gens qui n'avoient obtenu le pouvoir politique et militaire que par la connoissance des affaires civiles, et qui, dans les circonstances de ces tempslà, avoient besoin au dedans de la lâcheté des citoyens pour qu'ils se laissassent gouverner, et de leur courage au dehors pour les défendre?

Le spectacle de la mort de Virginie, immolée par son père à la pudeur et à la liberté, fit évanouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre parce que chacun fut offensé : tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva père. Le sénat et le peuple rentrèrent dans une liberté qui avoit été confiée à des tyrans ridicules.

Le peuple romain, plus qu'un autre, s'émouvoit par les spectacles : celui du corps sanglant de Lucrèce fit finir la royauté; le débiteur qui parut sur la place couvert de plaies fit changer la forme de la république; la vue de Virginie fit chasser les décemvirs. Pour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du Capitole; la robe sanglante de César remit Rome dans la servitude.

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