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tuelles. On créa divers préteurs, et on attribua à chacun d'eux quelqu'une de ces questions. On leur donna pour un an la puissance de juger les crimes qui en dépendoient, et ensuite ils alloient gouverner leur province.

A Carthage, le sénat des cent étoit composé de juges qui étoient pour la vie (1). Mais à Rome les préteurs étoient annuels; et les juges n'étoient pas même pour un an, puisqu'on les prenoit pour chaque affaire. On a vu dans le Chapitre VI de ce Livre, combien, dans de certains gouvernements, cette disposition étoit favorable à la liberté.

Les juges furent pris dans l'ordre des sénateurs, jusqu'au temps des Gracques. Tiberius Gracchus fit ordonner qu'on les prendroit dans celui des chevaliers; changement si considérable, que le tribun se vanta d'avoir, par une seule rogation, coupé les nerfs de l'ordre des sénateurs.

Il faut remarquer que les trois pouvoirs peuvent être bien distribués par rapport à la liberté de la constitution, quoiqu'ils ne le soient pas si bien dans le rapport avec la liberté du citoyen. A Rome, le peuple ayant la plus grande partie de la puissance législative, une partie de la puissance exécutrice, et une partie de la puissance de juger, c'étoit un grand pouvoir qu'il falloit balancer par un autre. Le sénat avoit bien une partie de la puissance exé

(1) Cela se prouve par Tite-Live, Livre XLIII, qui dit qu'Annibal rendit leur magistrature annuelle.

TO ME I.

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cutrice; il avoit quelque branche de la puissance législative (1): mais cela ne suffisoit pas pour contrebalancer le peuple. Il falloit qu'il eût part à la puissance de juger; et il y avoit part lorsque les juges étoient choisis parmi les sénateurs. Quand les Gracques privèrent les sénateurs de la puissance de juger (2), le sénat ne put plus résister au peuple. Ils choquèrent donc la liberté de la constitution, pour favoriser la liberté du citoyen; mais celle-ci se perdit avec celle-là.

Il en résulta des maux infinis. On changea la constitution dans un temps où, dans le feu des discordes civiles, il y avoit à peine une constitution. Les chevaliers ne furent plus cet ordre moyen qui unissoit le peuple au sénat; et la chaîne de la constitution fut rompue.

Il y avoit même des raisons particulières qui devoient empêcher de transporter les jugements aux chevaliers. La constitution de Rome étoit fondée sur ce principe, que ceux-là devoient être soldats, qui avoient assez de bien pour répondre de leur conduite à la république. Les chevaliers, comme les plus riches, formoient la cavalerie des légions. Lorsque leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent plus servir dans cette milice, il fallut lever une

(1) Les sénatus-consultes avoient force pendant un an, quoiqu'ils ne fussent pas confirmés par le peuple. (Denys d'Halicarnasse, Livre Ix, page 595; et Livre x1, page 735.) (2) En l'an 630.

autre cavalerie: Marius prit toute sorte de gens dans les légions, et la république fut perdue. (1)

De plus, les chevaliers étoient les traitants de la république; ils étoient avides, ils semoient les malheurs dans les malheurs, et faisoient naître les besoins publics des besoins publics. Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il auroit fallu qu'ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut dire cela à la louange des anciennes lois françoises; elles ont stipulé avec les gens d'affaires avec la méfiance que l'on garde à des ennemis. Lorsqu'à Rome les jugements furent transportés aux traitants, il n'y eut plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistrature, plus de magistrats.

On trouve une peinture bien naïve de ceci dans quelques fragments de Diodore de Sicile et de Dion. « Mutius Scévola, dit Diodore (2), voulut rappeler » les anciennes mœurs, et vivre de son bien propre » avec frugalité et intégrité. Car ses prédécesseurs, >> ayant fait une société avec les traitants, qui avoient » pour lors les jugements à Rome, ils avoient rempli la province de toutes sortes de crimes. Mais

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» Scévola fit justice des publicains, et fit mener en >> prison ceux qui y traînoient les autres. »

(1) Capite censos plerosque. (Salluste, guerre de Jugurtha, Livre LXXXVI.)

(2) Fragment de cet auteur, Livre xxxvi, dans le Recueil de Constantin Porphyrogénète, Des vertus et des vices.

Dion nous dit (1) que Publius Rutilius, son lieutenant, qui n'étoit pas moins odieux aux chevaliers, fut accusé à son retour d'avoir reçu des présents, et fut condamné à une amende. Il fit sur-le champ cession de biens. Son innocence parut, en ce que l'on lui trouva beaucoup moins de bien qu'on ne l'accusoit d'en avoir volé, et il montroit les titres de sa propriété. Il ne voulut plus rester dans la ville avec de telles gens.

Les Italiens, dit encore Diodore (2), achetoient en Sicile des troupes d'esclaves pour labourer leurs champs, et avoir soin de leurs troupeaux ; ils leur refusoient la nourriture. Ces malheureux étoient obligés d'aller voler sur les grands chemins, armés de lances et de massues, couverts de peaux de bêtes, de grands chiens autour d'eux. Toute la province fut dévastée, et les gens du pays ne pouvoient dire avoir en propre que ce qui étoit dans l'enceinte des villes. Il n'y avoit ni proconsul ni préteur qui pût ou voulût s'opposer à ce désordre, et qui osât punir ces esclaves, parce qu'ils appartenoient aux chevaliers qui avoient à Rome les jugements. (3). Ce fut

(1) Fragment de son histoire, tiré de l'extrait Des vertus et des vices.

(2) Fragments du Livre xxxiv, dans l'extrait Des vertus et des vices.

(3) Penes quos Romæ tum judicia erant, atque ex equestri ordine solerent sortitò judices eligi in caussá prætorum et proconsulum, quibus, post administratam provinciam, dies dicta erat.

pourtant une des causes de la guerre des esclaves. Je ne dirai qu'un mot : une profession qui n'a ni ne peut avoir d'objet que le gain, une profession qui demandoit toujours, et à qui on ne demandoit rien; une profession sourde et inexorable, qui appauvrissoit les richesses et la misère même, ne devoit point avoir à Rome les jugements.

CHAPITRE XIX.

Du gouvernement des provinces romaines. C'EST ainsi que les trois pouvoirs furent distribués dans la ville; mais il s'en faut bien qu'ils le fussent de même dans les provinces. La liberté étoit dans le centre, et la tyrannie aux extrémités.

Pendant que Rome ne domina que dans l'Italie, les peuples furent gouvernés comme des confédérés: on suivoit les lois de chaque république. Mais, lorsqu'elle conquit plus loin, que le sénat n'eut pas immédiatement l'œil sur les provinces, que les magistrats qui étoient à Rome ne purent plus gouverner l'empire, il fallut envoyer des préteurs et des proconsuls. Pour lors, cette harmonie des trois pouvoirs ne fut plus. Ceux qu'on envoyoit avoient une puissance qui réunissoit celle de toutes les magistratures romaines; que dis-je? celle même du sénat, celle même du peuple (1). C'étoient des magistrats despotiques, qui convenoient beaucoup à

(1) Ils faisoient leurs édits en entrant dans les provinces.

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