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l'éloignement des lieux où ils étoient envoyés. Ils exerçoient les trois pouvoirs; ils étoient, si j'ose me servir de ce terme, les bachas de la république.

Nous avons dit ailleurs (1) que les mêmes citoyens, dans la république, avoient, par la nature des choses, les emplois civils et militaires. Cela fait qu'une république qui conquiert ne peut guère communiquer son gouvernement, et régir l'état conquis selon la forme de sa constitution. En effet, le magistrat qu'elle envoie pour gouverner, ayant la puissancé exécutrice civile et militaire, il faut bien qu'il ait aussi la puissance législative; car qui est-ce qui feroit des lois sans lui? Il faut aussi qu'il ait la puissance de juger: car qui est-ce qui jugeroit indépendamment de lui? Il faut donc que le gouverneur qu'elle envoie ait les trois pouvoirs, comme cela fut dans les provinces romaines.

Une monarchie peut plus aisément communiquer son gouvernement, parce que les officiers qu'elle envoie ont, les uns la puissance exécutrice civile, et les autres la puissance exécutrice militaire; ce qui n'entraîne pas après soi le despotisme.

C'étoit un privilége d'une grande conséquence pour un citoyen romain, de ne pouvoir être jugé que par le peuple. Sans cela, il auroit été soumis, dans les provinces, au pouvoir arbitraire d'un proconsul ou d'un propréteur. La ville ne sentoit point

(1) Livre v, Chapitre xix. Voyez aussi les Livres II, III,

IV.et v.

la tyrannie, qui ne s'exerçoit que sur les nations assujetties.

Ainsi, dans le monde romain, comme à Lacédémone, ceux qui étoient libres étoient extrêmement libres, et ceux qui étoient esclaves étoient extrêmement esclaves.

Pendant que les citoyens payoient des tributs, ils étoient levés avec une équité très-grande. On suivoit l'établissement de Servius Tullius, qui avoit distribué tous les citoyens en six classes, selon l'ordre de leurs richesses, et fixé la part de l'impôt à proportion de celle que chacun avoit dans le gouvernement. Il arrivoit de là qu'on souffroit la grandeur du tribut, à cause de la grandeur du crédit ; et que l'on se consoloit de la petitesse du crédit par la petitesse du tribut.

Il y avoit encore une chose admirable; c'est que la division de Servius Tullius par classes étant, pour ainsi dire, le principe fondamental de la constitution, il arrivoit que l'équité, dans la levée des tributs, tenoit au principe fondamental du gouvernement, et ne pouvoit être ôtée qu'avec lui.

Mais, pendant que la ville payoit les tributs sans peine, ou n'en payoit point du tout (1), les provinces étoient désolées par les chevaliers, qui étoient les traitants de la république. Nous avons parlé de leurs vexations, et toute l'histoire en est pleine.

(1) Après la conquête de la Macédoine, les tributs cessé

rent à Rome.

« Toute l'Asie m'attend comme son libérateur, >> disoit Mithridate (1), tant ont excité de haine >> contre les Romains les rapines des proconsuls (2), » les exactions des gens d'affaires, et les calomnies » des jugements. » (3)

Voilà ce qui fit qui fit que la force des provinces n'ajouta rien à la force de la république, et ne fit au contraire que l'affoiblir. Voilà ce qui fit que les provinces regardèrent la perte de la liberté de Rome comme l'époque de l'établissement de la leur.

CHAPITRE XX.

Fin de ce livre.

Je voudrois rechercher, dans tous les gouvernements modérés que nous connoissons, quelle est la distribution des trois pouvoirs, et calculer par là les degrés de liberté dont chacun d'eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, qu'on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser.

(1) Harangue tirée de Trogue Pompée, rapportée par Justin, Livre xxxvIII.

(2) Voyez les oraisons contre Verrès.

(3) On sait que ce fut le tribunal de Varrus qui fit révolter les Germains.

mmm!

LIVRE XII.

DES LOIS QUI FORMENT LA LIBERTÉ POLITIQUE DANS SON RAPPORT AVEC LE CITOYEN.

CHAPITRE I.

Idée de ce Livre.

Ce n'est pas assez d'avoir traité de la liberté politique dans son rapport avec la constitution: il faut la faire voir dans le rapport qu'elle a avec le citoyen.

J'ai dit que, dans le premier cas, elle est formée par une certaine distribution des trois pouvoirs; mais, dans le second, il faut la considérer sous une autre idée. Elle consiste dans la sûreté, ou dans l'opinion que l'on a de sa sûreté.

Il pourra arriver que la constitution sera libre, et que le citoyen ne le sera point: le citoyen pourra être libre, et la constitution ne l'être pas. Dans ces cas, la constitution sera libre de droit, et non de fait; le citoyen sera libre de fait, et non pas de droit.

Il n'y a que la disposition des lois, et même des lois fondamentales, qui forme la liberté dans son rapport avec la constitution. Mais, dans le rapport avec le citoyen, des mœurs, des manières, dės exemples reçus, peuvent la faire naître ; et de certaines lois civiles la favoriser, comme nous allons voir dans ce Livre-ci.

De plus, dans la plupart des états, la liberté étant plus gênée, choquée, ou abattue, que leur constitution ne le demande, il est bon de parler des lois particulières qui, dans chaque constitution, peuvent aider ou choquer le principe de la liberté dont chacun d'eux peut être susceptible.

CHAPITRE II.

De la liberté du citoyen.

La liberté philosophique consiste dans l'exercice de sa volonté, ou du moins (s'il faut parler dans tous les systèmes) dans l'opinion où l'on est que l'on exerce sa volonté. La liberté politique consiste dans la sûreté, ou du moins dans l'opinion que l'on a de sa sûreté.

Cette sûreté n'est jamais plus attaquée que dans les accusations publiques ou privées. C'est donc de la bonté des lois criminelles que dépend principalement la liberté du citoyen.

Les lois criminelles n'ont pas été perfectionnées tout d'un coup. Dans les lieux mêmes où l'on a le plus cherché la liberté, on ne l'a pas toujours trouvée. Aristote (1) nous dit qu'à Cumes les parents de l'accusateur pouvoient être témoins. Sous les rois de Rome, la loi étoit si imparfaite que Servius Tullius prononça la sentence contre les enfants d'Ancus Martius, accusé d'avoir assassiné le roi son beau

(1) Politique, Livre II.

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