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les grands états du peuple. Mais, de quelque manière que le peuple les donne, Cicéron veut qu'on les abolisse, parce que la force de la loi ne consiste qu'en ce qu'elle statue sur tout le monde (1). J'avoue pourtant que l'usage des peuples les plus libres qui aient jamais été sur la terre me fait croire qu'il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l'on cache les statues des dieux.

CHAPITRE XX.

Des lois favorables à la liberté du citoyen dans la république.

IL arrive souvent dans les états populaires que les accusations sont publiques, et qu'il est permis à tout homme d'accuser qui il veut. Cela a fait établir des lois propres à défendre l'innocence des citoyens. A Athènes, l'accusateur qui n'avoit point pour lui la cinquième partie des suffrages payoit une amende de mille drachmes. Eschine, qui avoit accusé Ctésiphon, y fut condamné (2). A Rome, l'injuste accusateur étoit noté d'infamie (3); on lui imprimoit la lettre K sur le front. On donnoit des gardes à l'accusateur pour qu'il fût hors d'état de corrompre les juges ou les témoins. (4)

(1) Scitum est jussum in omnes. Cicéron, de leg. Lib. 111. (2) Voyez Philostrate, Livre 1, Vies des Sophistes, Vie d'Eschine. Voyez aussi Plutarque et Photius.

(3) Par la loi Remnia.

(4) Plutarque, au traité, Comment on pourroit recevoir de l'utilité de ses ennemis.

J'ai déjà parlé de cette loi athénienne et romaine qui permettoit à l'accusé de se retirer avant le jugement.

CHAPITRE XXI.

De la cruauté des lois envers les débiteurs dans la

république.

UN citoyen s'est déjà donné une assez grande supériorité sur un citoyen, en lui prêtant un argent que celui-ci n'a emprunté que pour s'en défaire, et que par conséquent il n'a plus. Que sera ce dans une république, si les lois augmentent cette servitude encore davantage?

A Athènes et à Rome (1), il fut d'abord permis de vendre les débiteurs qui n'étoient pas en état de payer. Solon corrigea cet usage à Athènes (2): il or donna que personne ne seroit obligé par corps pour dettes civiles. Mais les décemvirs (3) ne réformèrent pas de même l'usage de Rome; et, quoiqu'ils eussent devant les yeux le règlement de Solon, ils ne vou lurent pas le suivre. Ce n'est pas le seul endroit de la loi des douze tables où l'on voit le dessein des décemvirs de choquer l'esprit de la démocratie.

Ces lois cruelles contre les débiteurs mirent bien

(1-2) Plusieurs vendoient leurs enfants pour payer leurs dettes. (Plutarque, Vie de Solon.)

(3) Il paroît par l'histoire que cet usage étoit établi chez les Romains avant la loi des douze tables. (Tite-Live, décade 1, Liv. II.)

des fois en danger la république romaine. Un homme couvert de plaies s'échappa de la maison de son créancier, et parut dans la place (1). Le peuple s'émut à ce spectacle. D'autres citoyens, que leurs créanciers n'osoient plus retenir, sortirent de leurs cachots. On leur fit des promesses; on y manqua : le peuple se retira sur le Mont-Sacré. Il n'obtint pas l'abrogation de ces lois, mais un magistrat pour le défendre. On sortoit de l'anarchie, on pensa tomber dans la tyrannie. Manlius, pour se rendre populaire, alloit retirer des mains des créanciers les citoyens qu'ils avoient réduits en esclavage (2). On prévint les desseins de Manlius; mais le mal restoit toujours. Des lois particulières donnèrent aux débiteurs des facilités de payer (3); et, l'an de Rome 428, les consuls portèrent une loi (4) qui ôta aux créanciers le droit de tenir les débiteurs en servitude dans leurs maisons (5). Un usurier nommé Papirius avoit voulu corrompre la pudicité d'un jeune homme nommé Publius, qu'il tenoit dans les fers. Le crime de Sextus donna à Rome la liberté politique; celui de Papirius y donna la liberté civile.

1

Ce fut le destín de cette ville, que des crimes

(1) Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines, Liv. vi. (2) Plutarque, Vie de Furius Camillus.

(3) Voyez ci-après le Chapitre xxiv du Livre xxii.

(4) Cent vingt ans après la loi des douze tables. Eo anno plebi Romanæ velut aliud initium libertatis factum est, quòd necti desierunt. (Tite-Live, Livre VIII.)

(5) Bona debitoris, non corpus obnoxium esset. Ibid.

f

nouveaux y confirmèrent la liberté que des crimes anciens lui avoient procurée. L'attentat d'Appius sur Virginie remit le peuple dans cette horreur contre les tyrans que lui avoit donnée le malheur de Lucrèce. Trente-sept ans (1) après le crime de l'infàme Papirius, un crime pareil (2) fit que le peuple se retira sur le Janicule (3), et que la loi faite pour la sûreté des débiteurs reprit une nouvelle force.

Depuis ce temps, les créanciers furent plutôt poursuivis par les débiteurs pour avoir violé les lois faites contre les usures, que ceux-ci ne le furent pour ne les avoir pas payés.

CHAPITRE XXII.

Des choses qui attaquent la liberté dans la
monarchie.

LA chose du monde la plus inutile au prince a souvent affoibli la liberté dans les monarchies : les commissaires nommés quelquefois pour juger un particulier.

(1) L'an de Rome 465.

(2) Celui de Plautius, qui attenta contre la pudicité de Veturius, Valère Maxime, Livre vi, art. ix. On ne doit point confondre ces deux événements; ce ne sont, ni les mêmes personnes, ni les mêmes temps.

(3) Voyez un fragment de Denys d'Halicarnasse, dans l'extrait Des vertus et des vices; l'épitome de Tite-Live, Livre x1, et Freinshemius, Livre x1.

Le prince tire si peu d'utilité des commissaires, qu'il ne vaut pas la peine qu'il change l'ordre des choses pour cela. Il est moralement sûr qu'il a plus l'esprit de probité et de justice que ses commissaires, qui se croient toujours assez justifiés par ses ordres, par un obscur intérêt de l'état, par le choix qu'on a fait d'eux, et par leurs craintes mêmes.

Sous Henri VIII, lorsqu'on faisoit le procès à un pair, on le faisoit juger par des commissaires tirés de la chambre des pairs: avec cette méthode, on fit mourir tous les pairs qu'on voulut.

pas

CHAPITRE XXIII.

Des espions dans la monarchie.

FAUT-IL des espions dans la monarchie? Ce n'est

la pratique ordinaire des bons princes. Quand un homme est fidèle aux lois, il a satisfait à ce qu'il doit au prince. Il faut au moins qu'il ait sa maison pour asile, et le reste de sa conduite en sûreté. L'espionnage seroit peut-être tolérable s'il pouvoit être exercé par d'honnêtes gens; mais l'infamie nécessaire de la personne peut faire juger de l'infamie de la chose. Un prince doit agir avec ses sujets avec candeur, avec franchise, avec confiance. Celui qui a tant d'inquiétudes, de soupçons et de craintes, est un acteur qui est embarrassé à jouer son rôle. Quand il voit qu'en général les lois sont dans leur force, et qu'elles sont respectées, il peut se juger en sûreté. L'allure générale lui répond de celle de tous les

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