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peut s'en fier au climat, il ne les a pas perdues d'une manière irrévocable.

CHAPITRE IV.

Conséquence de ceci.

CE que nous venons de dire s'accorde avec les événements de l'histoire. L'Asie a été subjuguée treize fois; onze fois par les peuples du Nord, deux fois par ceux du Midi. Dans les temps reculés, les Scythes la conquirent trois fois; ensuite les Mèdes et les Perses chacun une; les Grecs, les 'Arabes, les Mogols, les Turcs, les Tartares, les Persans, et les Aguans. Je ne parle que de la Haute-Asie, et je ne dis rien des invasions faites dans le reste du midi de cette partie du monde, qui a continuellement souffert de très-grandes révolutions.

le

En Europe, au contraire, nous ne connoissons, depuis l'établissement des colonies grecques et phéniciennes, que quatre grands changements : premier, causé par les conquêtes des Romains; le second, par , par les inondations des barbares qui détruisirent ces mêmes Romains; le troisième, par les victoires de Charlemagne; et le dernier, par les invasions des Normands. Et, si l'on examine bien ceci, on trouvera, dans ces changements mêmes, une force générale répandue dans toutes les parties de l'Europe. On sait la difficulté que les Romains trouvèrent à conquérir en Europe, et la facilité qu'ils eurent à envahir l'Asie. On connoît les peines que les

peuples du Nord eurent à renverser l'empire romain, les guerres et les travaux de Charlemagne, les diverses entreprises des Normands. Les destructeurs étoient sans cesse détruits.

CHAPITRE V.

Que, quand les peuples du nord de l'Asie et ceux du nord de l'Europe ont conquis, les effets de la conquête n'étoient pas les mêmes.

Les peuples du nord de l'Europe l'ont conquise en hommes libres; les peuples du nord de l'Asie l'ont conquise en esclaves, et n'ont vaincu que pour un maître.

La raison en est que le peuple tartare, conquérant naturel de l'Asie, est devenu esclave lui-même. Il conquiert sans cesse dans le midi de l'Asie; il forme des empires; mais la partie de la nation qui reste dans le pays se trouve soumise à un grand maître, qui, despotique dans le midi, veut encore l'être dans le nord; et, avec un pouvoir arbitraire sur les sujets conquis, le prétend encore sur les sujets conquérants. Cela se voit bien aujourd'hui dans ce vaste pays qu'on appelle la Tartarie chinoise, que l'empereur gouverne presque aussi despotiquement que la Chine même, et qu'il étend tous les jours par ses conquêtes.

que

On peut voir encore dans l'histoire de la Chine empereurs (1) ont envoyé des colonies chi

les

(1) Comme Ven-ty, cinquième empereur de la cinquième dynastie. ⚫

noises dans la Tartarie, Ces Chinois sont devenus Tartares et mortels ennemis de la Chine; mais cela n'empêche pas qu'ils n'aient porté dans la Tartarie l'esprit du gouvernement chinois.

Souvent une partie de la nation tartare qui a conquis est chassée elle-même; et elle rapporte dans ses déserts un esprit de servitude qu'elle a acquis dans le climat de l'esclavage. L'histoire de la Chine nous en fournit de grands exemples, et notre histoire ancienne aussi. (1)

C'est ce qui a fait que le génie de la nation tartare ou gétique a toujours été semblable à celui des empires de l'Asie. Les peuples, dans ceux-ci, sont gouvernés par le bâton; les peuples tartares, par les longs fouets. L'esprit de l'Europe a toujours été contraire à ces mœurs; et, dans tous les temps, ce que les peuples d'Asie ont appelé punition, les peuples d'Europe l'ont appelé outrage. (2)

Les Tartares, détruisant l'empire grec, établirent dans les pays conquis la servitude et le despotisme; les Goths, conquérant l'empire romain, fondèrent partout la monarchie et la liberté.

Je ne sais si le fameux Rudbeck, qui, dans son

(1) Les Scythes conquirent trois fois l'Asie, et en furent trois fois chassés. (Justin, Livre 11, 3.)

(2) Ceci n'est point contraire à ce que je dirai au Livre XXVIII, Chap. xx, sur la manière de penser des peuples germains sur le bâton. Quelque instrument que ce fût, ils regardèrent toujours comme un affront le pouvoir ou l'action arbitraire de battre.

Atlantique, a tant loué la Scandinavie, a parlé de cette grande prérogative qui doit mettre les nations qui l'habitent au-dessus de tous les peuples, du monde; c'est qu'elles ont été la source de la liberté de l'Europe, c'est-à-dire de presque toute celle qui est aujourd'hui parmi les hommes.

Le Goth Jornandez a appelé le nord de l'Europe la fabrique du genre humain (1) je l'appellerai plutôt la fabrique des instruments qui brisent les fers forgés au midi. C'est là que se forment ces nations vaillantes qui sortent de leur pays pour détruire les tyrans et les esclaves, et apprendre aux hommes que, la nature les ayant faits égaux, la raison n'a pu les rendre dépendants que pour leur

bonheur.

CHAPITRE VI.

Nouvelle cause physique de la servitude de l'Asie et de la liberté de l'Europe.

EN Asie, on a toujours vu de grands empires; en Europe, ils n'ont jamais pu subsister. C'est que l'Asie que nous connoissons a de plus grandes plaines; elle est coupée en plus grands morceaux par les mers; et, comme elle est plus au midi, les sources y sont plus aisément taries, les montagnes y sont moins couvertes de neiges, et les fleuves moins grossis (2) y forment de moindres barrières.

(1) Humani generis officinam.

(2) Les eaux se perdent ou s'évaporent avant de se ramasser, ou après s'être ramassées.

La puissance doit donc être toujours despotique en Asie; car, si la servitude n'y étoit pas extrême, il se feroit d'abord un partage que la nature du pays ne peut pas souffrir.

En Europe, le partage naturel forme plusieurs états d'une étendue médiocre, dans lesquels le gouvernement des lois n'est pas incompatible avec le maintien de l'état au contraire, il y est si favorable, que, sans elles, cet état tombe dans la décadence, et devient inférieur à tous les autres.

C'est ce qui y a formé un génie de liberté qui rend chaque partie très-difficile à être subjuguée et soumise à une force étrangère, autrement que par les lois et l'utilité de son commerce.

Au contraire, il règne en Asie un esprit de servitude qui ne l'a jamais quittée; et, dans toutes les histoires de ce pays, il n'est pas possible de trouver un seul trait qui marque une âme libre: on n'y verra jamais que l'héroïsme de la servitude.

CHAPITRE VII.

De l'Afrique et de l'Amérique.

VOILA Ce que je puis dire sur l'Asie et sur l'Europe. L'Afrique est dans un climat pareil à celui du midi de l'Asie, et elle est dans une même servitude. L'Amérique (1), détruite et nouvellement repeuplée

(1) Les petits peuples barbares de l'Amérique sont appelés Indios bravos par les Espagnols, bien plus difficiles à soumettre que les grands empires du Mexique et du Pérou.

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