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son ami : il écrivit dès le lendemain à l'abbé de Guasco qui devoit dîner avec Mairan. « Je vous prie de son» der un peu s'il a mal pris ce que je lui ai dit; et, » sur ce que vous me rendrez, j'agirai avec lui de façon à le convaincre du cas que je fais de son estime » et de son amitié. » Un autre jour, entrant chez madame d'Aiguillon, il lui dit : « Je viens d'avoir une querelle très-vive avec le président Hénault. Il vous la contera; mais comme nous nous sommes dit des injures, ne nous croyez ni l'un ni l'autre. >>

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Il se partageoit entre Paris et la Brède. Grâce à cette heureuse humeur à laquelle il dut de ne connoître presque pas le chagrin, et encore moins l'ennui, quand il étoit dans le monde, il l'aimoit comme s'il ne pouvoit souffrir la retraite ; et quand il étoit dans ses terres, il ne songeoit plus au monde. La Brède étoit toutefois son séjour de prédilection; c'est là qu'il trouvoit tous les véritables biens, la liberté, le repos, la santé; c'est de là que, savourant sa douce existence, il jetoit de temps en temps un regard de pitié et de dégoût sur ce Paris qui prétend donner des plaisirs parce qu'il fait oublier la vie. Quoique son château, qui jadis avoit servi de forteresse, n'offrît, dans sa construction gothique, ni commodité, ni agrément, il n'avoit voulu y faire aucun changement; mais il en avoit fort embelli les dehors, en donnant à ses vastes plantations cet air de liberté sauvage et pittoresque dont les parcs d'Angleterre lui avoient offert le modèle. Peut-être l'amour de la propriété fascinoit-il un peu ses yeux; mais il appeloit sans façon la Brède un lieu aussi agréable qu'il y en eût en France; tant, ajoutoit-il avec un peu de recherche, la nature s'y

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montre dans sa robe de chambre et au lever de son lit. La solitude avoit d'autant plus de charmes pour lui qu'il aimoit passionnément la lecture. Il n'avoit jamais eu de chagrin qu'une heure. de cette douce occupation n'eût dissipé. « Aimer à lire, selon lui, c'étoit » échanger des heures d'ennui contre des heures dé>>licieuses.» Quand il étoit triste, il lisoit des romans, et quand il étoit plus heureux, de vieilles chroniques, afin de tempérer les maux et les biens. Il se plaisoit aussi beaucoup à converser avec les paysans, parce qu'ils ne sont pas assez savants pour sonner de travers; et l'auteur de l'Esprit des Lois étoit charmé quand il avoit terminé entre eux à l'amiable quelque grand procès pour un pied de vigne ou une poignée de foin. Il prétendoit que les gens d'esprit étoient gouvernés par leurs valets. On ignore s'il fondoit cette observation sur son propre exemple; mais on sait qu'il étoit un excellent maître. Un jour il se mit à gronder fort vivement ses domestiques; puis se retournant tout à coup vers un témoin de cette scène: Ce sont, lui dit-il en riant, des horloges qu'on a quelquefois besoin de remonter.

Je viens d'achever la tâche que je m'étois imposée. Si je ne m'abuse, on pourra se former, d'après le récit qu'on vient de lire, une idée assez complète et assez juste du caractère de Montesquieu, de ses goûts, de ses habitudes, de ses qualités, et même des légers défauts qui s'y trouvoient mêlés. On demeurera persuadé que cet homme d'un génie si actif et si profond étoit encore un homme de mœurs douces et faciles, d'un commerce agréable et sûr, un homme naturel surtout, qu'une certaine singularité de manières distin

guoit de la foule des êtres répandus dans la société, de même que l'originalité de son talent lui marque une place séparée parmi les grands écrivains dont notre pays s'honore. Je n'ai point cru devoir m'occuper de l'examen de ses ouvrages. Analysés, jugés, appréciés depuis long-temps, ils ont subi toutes les épreuves, et l'immortalité leur est acquise. Sortis, pour ainsi dire, du domaine de la critique, ils appartiennent désormais à l'éloquence, chargée de célébrer les chefs-d'œuvre que l'admiration publique a consacrés. Il étoit réservé à une autre plume que la mienne de remplir ce noble soin envers l'auteur de l'Esprit des Lois. Un jeune orateur vient de cueillir une nouvelle palme en louant le génie de Montesquieu; et, ce qui est pour lui-même la plus belle des louanges, son talent a été jugé digne de son sujet.

L. S. AUGER.

DE

L'ESPRIT DES LOIS,

PAR D'ALEMBERT.

La plupart des gens de lettres qui ont parlé de l'Esprit des

Lois s'étant plus attachés à le critiquer qu'à en donner une juste idée, nous allons tâcher de suppléer à ce qu'ils auroient dû faire, et d'en développer le plan, le caractère et l'objet. Ceux qui en trouveront l'analyse trop longue jugeront peut-être, après l'avoir lue, qu'il n'y avoit que ce seul moyen de bien faire saisir la méthode de l'auteur. On doit se souvenir d'ailleurs que l'histoire des écrivains célèbres n'est que celle de leurs pensées et de leurs travaux, et que cette partie de leur éloge en est la plus essentielle et la plus utile.

Les hommes, dans l'état de nature, abstraction faite de toute religion, ne connoissant, dans les différends qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que celle des animaux, le droit du plus fort, on doit regarder l'établissement des sociétés comme une espèce de traité contre ce droit injuste; traité destiné à établir entre les différentes parties du genre humain une sorte de balance. Mais il en est de l'équilibre moral comme du physique : il est rare qu'il soit parfait et durable; et les traités du genre humain sont, comme les traités entre nos princes, une semence continuelle de divisions. L'intérêt, le besoin et le plaisir ont rapproché les hommes. Mais ces mêmes motifs les poussent sans cesse à vouloir jouir des avantages de la société sans en porter les charges; et c'est en ce sens qu'on peut dire, avec l'auteur, que les hommes,

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