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qu'obligé par son père et par son oncle de pâlir toute la journée sur le code, il s'en délassoit le soir en faisant parler Usbek ou Rica. Comme il est impossible de croire qu'un livre où tant de profondeur se cache sous une apparence de légèreté, et où l'auteur jette parfois un coup d'œil si pénétrant sur les vices de la société et ceux des gouvernements, ait été écrit, pour ainsi dire, à la dérobée, par un jeune homme de vingt ans, appliqué, dans le fond d'une province, à lire et à extraire des livres de jurisprudence, la seule explication qui puisse concilier la tradition et la vraisemblance, c'est que, dès cette époque, il conçut le projet de l'ouvrage, et en exécuta quelques parties qu'il a fortifiées depuis, ou même remplacées en entier, lorsqu'un peu plus d'âge et d'expérience eut développé et mûri ses idées. Mais rien n'empêche d'admettre, d'après le témoignage de Maupertuis et de d'Alembert, qu'à cette même époque, ait fait un ouvrage en forme de lettres dans lequel il entreprenoit de prouver que l'idolatrie, che la plupart des hommes à qui les lumières de la révélation ont été refusées, ne méritoit pas une damnation éternelle. Cette thèse est bien plus à la portée d'un très-jeune homme qu'une peinture fidèle et critique des mœurs. A tout âge, on peut trouver dans son âme, dans sa raison et dans les livres, de quoi soutenir l'une avec succès; pour réussir dans l'autre, il faut nécessairement avoir vécu et observé. Quoi qu'il en soit, Montesquieu ne fit point paroître cet ouvrage théologico-philosophique : à vingt ans, c'étoit peut-être un plus grand mérite que de l'avoir composé.

Nommé conseiller au parlement de Bordeaux, le 24 février 1714, il y fut reçu président à mortier le

13 juillet 1716. Quelques années après, en 1722, il fut chargé, par sa compagnie, de porter des remontrances au pied du trône à l'occasion d'un nouvel impôt. Il plaida la cause du peuple avec zèle, avec talent, avec succès. Le ministère se sentit subjugué par l'éloquence du jeune magistrat, et le fisc fut obligé de làcher sa proie; mais il ne tarda pas à la ressaisir : l'impôt supprimé reparut bientôt sous une autre forme. En 1725, Montesquieu fit l'ouverture du parlement. Son discours, écrit avec cette force, cette gravité, cette précision sévère qui conviennent à l'organe des lois, fit entrevoir dans le juge, qui ne faisoit encore que les appliquer, le grand publiciste qui devoit les définir et les expliquer un jour.

L'Académie de Bordeaux, nouvellement fondée, l'avoit admis, en 1776, au nombre de ses membres. L'amour de la littérature et de la musique avoit donné naissance à cette société, et la culture de ces arts agréables étoit l'unique but de son institution. Montesquieu ne fut pas long-temps à s'apercevoir que, loin de la capitale, une réunion de cette espèce étoit plus favorable au développement de la vanité qu'à celui du talent, plus propre à gâter l'esprit qu'à le perfectionner, à engendrer des ridicules qu'à faire naître de bons ouvrages. Il lui sembla que les moyens et les efforts de ses nouveaux confrères seroient plus avantageusement dirigés vers l'érudition et les sciences exactes. Secondé dans ce louable dessein par le duc de La Force, protecteur de l'Académie, il parvint à convertir une coterie de bel esprit en une société savante, et lui-même donna l'exemple des travaux utiles, en composant pour l'Académie plusieurs mémoires sur

des points intéressants de physique, tels que la cause de l'écho, celle de la pesanteur des corps, celle de leur transparence, etc. Il se livra même à quelques recherches anatomiques, et l'usage des glandes rénales fut le sujet d'une de ses dissertations. Dans notre siècle, où les sciences naturelles et mathématiques, résultat nécessaire et toujours croissant de l'observation et de l'expérience, ont fait des progrès qu'il ne nous est pas plus possible de contester qu'il n'est permis aux savants de s'en enorgueillir, des hommes du premier ordre ont attesté la sagacité et la justesse des aperçus de Montesquieu. On peut croire que ce génie actif et pénétrant n'eût pas sondé avec moins de bonheur les mystères de la nature que les obscures profondeurs de la législation politique et civile. Ces excursions dans un domaine étranger ne-l'empêchent point de poursuivre avec ardeur l'objet accoutume de ses travaux. Une dissertation sur la politique des Romains dans la religion, lue également à l'Académie de Bordeaux, semble être un prélude au magnifique traité de la grandeur et de la décadence du peuple-roi.

En 1721, Montesquieu fit paroître les Lettres persanes. Il avoit chargé son secrétaire d'en porter le manuscrit en Hollande, et de l'y faire imprimer. L'ouvrage eut un débit prodigieux ; il se vendit comme du pain, suivant la prédiction faite à l'auteur par un de ses amis, le P. Desmolets, bibliothécaire de la maison de l'Oratoire à Paris; et, comme nous l'apprend Montesquieu lui-même, « les libraires alloient tirer par la > manche tous ceux qu'ils rencontroient, en leur disant: » Monsieur, faites-moi des Lettres persanes ».

• Préface des Lettres persanes.

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Montesquieu n'avoit pas attaché son nom à son ouvrage; il avoit craint qu'on ne dît: « Son livre jure » avec son caractère..... Il n'est pas digne d'un homme » grave' ». Mais si le magistrat avoit cru devoir rester anonyme, l'écrivain n'avoit pas voulu pour cela demeurer inconnu. Les choses s'arrangèrent de façon que l'un put observer les bienséances de son état sans que l'autre fût obligé de sacrifier les intérêts de son amourpropre. Grâce à la discrétion du public, Montesquieu, passant généralement pour être l'auteur des Lettres persanes, ne fut pas réduit à l'alternative d'en convenir ou de s'en défendre. En 1728, il se présenta pour obtenir une place vacante à l'Académie Françoise par la mort de M. de Sacy, n'ayant encore d'autre titre à faire valoir que ce même livre qui ne portoit pas son nom ; et l'Académie, qui étoit dans le secret comme tout le public, jugea qu'un pareil titre, pour n'être pas authentique, n'en étoit pas moins valable. Mais malheureusement le Roi avoit déclaré qu'il ne donneroit jamais son agrément à la nomination de l'auteur des Lettres persanes, et le cardinal de Fleury avoit transmis à l'Académie cette résolution dont il n'étoit pas seulement l'organe. Voltaire prétend que Montesquieu prit un tour fort adroit pour mettre le ministre dans ses intérêts. Il fit faire en peu de jours, dit-il, une nouvelle édition » de son livre, dans laquelle on retrancha ou l'on adoucit tout ce qui pouvoit être condamné par un cardinal » et par un ministre ; il porta lui-même l'ouvrage au car

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dinal, qui ne lisoit guère, et qui en lut une partie. >> Cet air de confiance, soutenu par l'empressement de

Préface des Lettres persanes.

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quelques personnes de crédit, ramena le cardinal, et Montesquieu entra à l'Académie ». Cette historiette invraisemblable n'a d'autre autorité que Voltaire, et personne n'a osé la répéter après lui. Montesquieu, loin d'employer en cette occasion une supercherie peu digne de lui, n'eut recours qu'à la franchise, et s'en trouva bien. Parlant comme il avoit agi, il dit au cardinal qu'il n'avouoit pas l'ouvrage, mais qu'il ne le désavouoit pas non plus, et qu'il ne le désavoueroit jamais. Le maréchal d'Estrées, directeur de l'Académie Françoise, plaida vivement la cause de l'auteur et du livre. Le cardinal, qui avoit condamné les Lettres persanes uniquement sur le rapport de quelques personnes animées d'un zèle outré, si ce n'étoit d'un faux zèle, pour la religion et pour l'autorité, prit alors le parti de les lire lui-même, et les trouva plus agréables que dangereuses. L'admission de Montesquieu dans l'Académie n'éprouvant plus d'obstacles, il y fut reçu le 24 janvier 1728. Son discours de réception fut un simple remercîment, dans lequel, suivant un protocole dont personne n'avoit encore osé s'écarter, il fit succéder à l'éloge de son prédécesseur ceux du cardinal de Richelieu, du chancelier Séguier, de Louis xiv et du Roi régnant. Le cardinal de Fleury n'y fut point oublié. Dans ce discours d'une étendue, mais non pas d'un mérite médiocre, se trouve une phrase sur Richelieu, phrase devenue fameuse, où se montre en entier le grand écrivain à qui peu de traits ont suffi pour peindre en entier le grand politique.

Deux ans avant sa réception, Montesquieu avoit renoncé à la magistrature pour se livrer sans partage à

Siècle de Louis XIV.

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