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— l'un des terribles Cinq — une interruption dont ce dernier se plaignait de n'avoir pas entendu nettement les termes, Morny articulait de sa voix la plus courtoise : « On vous a dit que vous ne parliez sans doute pas sérieusement, que vous faisiez du vaudeville.... il n'avait besoin ni d'un lorgnon ni d'une lorgnette pour atteindre à la plus rare impertinence, et courir le risque de certaines représailles, peut-être violentes.... Mais qui se fût risqué à commettre ce délit de lèse-élégance? La séance terminée, le président se retirait avec son escorte officielle, puis remontait en son coupé, l'un des plus jolis de Paris, et des mieux attelés. On le saluait avec une extrême déférence, et tout était dit.

Il n'en est pas moins certain que le comte de Morny fit manifestement de son mieux pour donner au Corps législatif la preuve qu'il recherchait avec sincérité d'opportuns changements dans le sens de la liberté parlementaire. « Si j'ai parfois heurté quelque susceptibilité personnelle, disait-il à la clôture de la session, si j'ai obligé quelques membres à s'incliner devant la volonté de l'Assemblée, ils me le pardonneront je ne l'ai jamais fait qu'à regret, par sentiment d'un devoir, jamais dans une intention personnelle » (27 juin 1862).

Et ce fut à la suite de la séance de clôture, en 1862, qu'Émile Ollivier, invité par Morny, franchit « pour la première fois, » écrit-il avec une émotion secrète, le seuil de la présidence. Leur entretien fut « très long et très confiant ». Le président s'épancha : « J'ai toujours été conservateur et libéral. » Mélange à la Morny. Ollivier écoutait, ravi, séduit.

Puis, Benedetti, notre ambassadeur, étant arrivé sur ces entrefaites, venant tout droit de Turin, ce fut alors que Morny ne laissa point échapper cette remarquable occasion de se montrer «< italianissime ». On n'oublie pas que par un curieux enchaînement de circonstances, l'affranchissement de l'Italie au profit d'une des plus vieilles dynasties féodales d'Europe, passait tant bien que mal pour une entreprise libérale et anticléricale quoique nous eussions maintenu le Pape dans Rome les armes à la main, en nous aliénant gravement ainsi les Italiens eux-mêmes.... Bref, le plus étonnant brouillamini du XIXe siècle.

Mais quiconque se montrait favorable au royaume d'Italie donnait par là des gages aux libéraux, voire aux républicains. Morny, en présence d'Émile Ollivier, se fût bien gardé de ne pas

devenir soudain et passionnément italianissime : le contraire eût supris.

Nul, au surplus, ne doutera que cette fois comme les autres, l'homme d'État n'eût admirablement tenu sa partie d'italianisme conservateur, d'autoritaire libéral, de dictateur conciliant de prince, en un mot.

Il y a vraiment plaisir à voir la silhouette de Morny passer çà et là dans les récits et souvenirs de ses contemporains : c'est chaque fois une note charmante, un croquis plein de grâce en marge de la page.

En juillet 1861, à Vichy où se trouvait l'Empereur, quelques personnes devisaient, assises au pied de beaux arbres, dans une allée du parc. Et les badauds de s'assembler peu à peu : « Voyez, chuchotaient-ils, c'est lui, c'est l'Empereur.... »

Un empereur bien élégant, en tous cas, avec son costume d'été à la mode de Londres et sa cravate bleue à pois blancs. Or, ce n'était en vérité que le comte de Morny : il souriait, et comme par mégarde effilait sa moustache, maniait sa cigarette avec les gestes mêmes de son frère impérial....

Il n'était pas seul à sourire : quelques femmes l'entouraient, qui s'amusaient beaucoup de cette scène. Une entre autres, et ravissante, s'égayait délicieusement sous sa minuscule ombrelle. C'était la comtesse Litta.

Il est écrit au livre de l'histoire que celle-ci portait, ce jour-là, une robe de mousseline blanche ornée de rubans mauves, un petit chapeau et un filet assortis: un filet pour les cheveux!... Joignez l'ombrelle de poupée, la crinoline.... Jolie figurine dans l'ombre des platanes.

CHAPITRE XI

« MORNY EST DANS L'AFFAIRE.... »

MAUVAIS SYMPTÔMES EN 1862 || LE PRINCE NAPOLÉON | LE MEXIQUE : CHIMÈRES DE L'EMPEREUR LES CALOMNIES CONTRE MORNY LA FAMEUSE CORRUPTION DE L'EMPIRE.

N

'EMPÊCHE qu'il produisit un assez grand scandale, du moins à la cour et parmi les pontifes du régime, notre Morny aux cravates légères, avec son mouvement à gauche car après tout, c'était bien un mouvement à gauche que cet essai d'assouplissement parlementaire.

Ou plus exactement, une diversion à gauche. Certaines tempêtes se dessinaient déjà dans l'atmosphère politique de l'Empire. Est-ce trop que parler de tempêtes en 1862? Mettons que le ciel se couvrait Morny avait dans le cerveau un baromètre assez sensible pour sentir de bien loin les orages monter.

Les catholiques et le clergé, après avoir choyé Napoléon III au début de son règne, parce qu'il les soutenait avec résolution et formait le ferme propos de s'appuyer ouvertement sur eux, s'étaient néanmoins détachés de lui en majorité après la guerre d'Italie en effet, avoir contribué à détruire la puissance temporelle du Pape, quel inexpiable attentat! On pouvait occuper Rome militairement, par la suite, afin de la protéger contre les entreprises du Piémont, et l'impératrice avait beau témoigner le plus ardent, le plus évident cléricalisme, un premier coup aux États de l'Église n'en était pas moins venu de l'intervention française en Italie: comment oublier cela? Des milliers de hobereaux recueillaient en province les anathèmes de leurs évêques contre le persécuteur du Saint-Siège, et s'en faisaient une opinion, ainsi qu'une conversation. Nombre d'entre eux allaient

jusqu'à regretter les anciennes petites cours italiennes : ils s'enflammaient sur un si beau sujet dans les repas de chassse

en automne

D'autre part, les anticléricaux trinquaient en mangeant l'omelette au lard du vendredi, et récitaient par cœur les harangues du prince Napoléon sur « Rome capitale.... » Morny, avec ses antennes, touchait le péril sous ces grossiers remous.

Certes, une diversion-ce qui n'est point du tout conversion à gauche était habile: elle amusait la foule, déchaînait un torrent de paroles contradictoires, et pas trop dangereuses, dont le président de l'Assemblée se réservait d'ailleurs de surveiller le fracas; en même temps, le gouvernement se fortifiait dès qu'il pouvait dire : « Mais nous ne sommes pas des tyrans : causons, éclairez-nous. »

Cependant, aux Tuileries comme au Corps législatif, comme au Sénat, comme au Conseil d'État, la tentative de Morny étonnait beaucoup, et indignait plus d'un courtisan. Ce fut encore l'Empereur qui, peut-être, suivit le mieux cette initiative: non par tactique, probablement, mais par générosité d'âme et rêverie nouvelle de cet esprit si remarquablement dépourvu de scepticisme.

Qui donc, en vérité, apercevait clairement les mauvais symptômes dans l'État, en 1862? On eût pu fort bien éteindre quelques foyers de fièvre, panser quelques blessures: mais ceux qui tenaient le pouvoir coulaient les jours heureux des optimistes parmi les revues militaires, les bals, les notes diplomatiques, les cours de Bourse, les grandes affaires et les assemblées de personnages décorés. Presque seul, Morny s'inquiétait : et il opéra préventivement de son mieux en ce qui le concernait, c'est-à-dire à la Chambre. Il ne pouvait toutefois veiller à tout.

Il ne pouvait faire, par exemple, que la cour, ou mieux, que l'Empire attirât vers lui les jeunes penseurs, les étudiants, les écrivains, les artistes, les plus remuantes intelligences enfin, qui toutes allaient à l'opposition, et notamment à l'opposition républicaine, puisque c'était alors la plus vivace auprès d'elle, l'opposition royaliste semblait crépusculaire. Hélas, le gouvernement qui avait si bien servi la cause de la raison en face de l'anarchie de 1851, ce même gouvernement suspendait le cours d'Ernest Renan au Collège de France en février 1862: il eût fallu chercher, coûte que coûte, quelque moyen de concilier les scrupules des

consciences religieuses avec d'autres scrupules, non moins beaux, nés en d'autres consciences. Il eût fallu s'alarmer davantage avant que de prendre une décision si tranchée. Il eût fallu comprendre, sentir. Mais on ne comprit, on ne sentit. Si énergique et si hardi, jadis, pour sauver l'ordre en péril, l'Empire n'a guère su rallier l'intelligence. C'est ainsi que des tribunaux inquiétaient tantôt Baudelaire, tantôt Flaubert, pour cause d'immoralité : on ne devrait pourtant jamais atteindre, en vertu d'un tel motif, que des écrivains médiocres. Point de société possible, si elle prétend à une règle uniforme de roide et grossière justice. « La règle, écrivait Joubert, doit être droite comme un fil, et non pas comme une barre de fer. Le cordeau indique la ligne, même lorsqu'elle fléchit; l'inflexion ne le fausse pas. Toute règle bien faite est souple et droite : les esprits durs la font de fer. » Morny n'était pas un esprit dur on l'eût souhaité pour ministre de l'Instruction publique. Hélas! sa main gantée ne pouvait conduire à la fois la Chambre et tous les ministères.

Morny ne pouvait empêcher non plus que la cour, que la meilleure compagnie, que toute la société bourgeoise enfin ne baignât dans une sorte de niaiserie diffuse, trop clairement perceptible à quiconque lit les mémoires du Second Empire. A coup sûr, il y eut alors une élite, comme toujours. Cependant la moyenne, dans les classes appelées « dirigeantes, » semble n'avoir témoigné que bien peu d'imprévu, et moins encore de malice en sa façon d'entendre la vie. Parce qu'on s'amuse beaucoup et bruyamment vers les années 1860, tant d'éclats de rire et de bouteilles de champagne font illusion: mais de quoi se contentaient tous ces cocodès avec leurs cocodettes, sinon de vraies espiègleries de potaches et de pensionnaires? Bien du bruit pour presque rien. Quant à l'esprit, quant à la fantaisie, quant à la qualité, quant au style de cette candide « fête impériale.... » Ah, comme on se retrouve en fine et brûlante France au simple récit du plus chétif souper en n'importe quel monde, mais un siècle auparavant!

« Il faut voir, écrit Mme Baroche le 10 novembre 1857, quel esprit juvénile, quel entrain folâtre déploient l'Empereur et l'impératrice pour amuser leurs hôtes à Compiègne. » Et en effet, on danse la boulangère en plein bois, on force à rentrer dans la ronde les messieurs graves qui se trouvent là, coiffés de leurs chapeaux haute-forme: rien de plus folâtre. Ou bien l'on joue

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