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Ne manquons pas en tous cas d'observer que par un honneur exceptionnel et si haut, Napoléon III montrait évidemment aussi l'intention de placer le duc de Morny bien au-dessus des bruits tendancieux, concernant des créances Jecker ou autres << affaires >> dont les badauds faisaient des monstres. Mais l'opinion publique les aime tant, les monstres!

Du reste, ce n'était pas la première fois que l'Empereur avait songé à protéger de cette manière contre la calomnie l'un des meilleurs et plus fidèles soutiens de son gouvernement. En 1856 déjà, lorsqu'avaient surgi les difficultés avec Mme Le Hon, le souverain avait parlé de faire Morny duc réponse bien nette et claire, évidemment. Il en toucha deux mots à l'intéressé même, alors ambassadeur en Russie, dans certaine lettre par ailleurs assez grondeuse qu'il lui adressa là-bas. « Vous ne pouvez porter le titre d'archichancelier, lui écrivait-il en substance : vous êtes encore trop jeune, et même jeune premier. Mais rien ne défend que je vous fasse duc, en vous donnant le nom de votre terre de Nades ».... Duc de Nades.... L'affaire n'eut alors pas de suites. Morny préféra rester comte de sa façon il fit bien. Et redevenir président de la Chambre : il fit mieux. On l'eût enterré dans son duché de Nades.

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Le II juillet 1862, Mérimée écrivait à Panizzi: « Le duché de Morny ne me paraît pas faire un très bon effet. Ce pays-ci est trop démocratique pour ces façons-là. Je croyais que Morny était trop peu poétique pour faire cas d'un titre tout sec. »><

Prosper Mérimée aimait ce ton de dédain: il en avait la coquetterie. Aussi bien Morny n'eût-il pu s'en plaindre, vu que le plus souvent, c'était celui dont il usait lui-même.

CHAPITRE XIII

SURMENAGE

L'HYGIÈNE DES HOMMES CÉLÈBRES || LES JOURNÉES DE MORNY | LE DOCTEUR OLIFFE || LA DUCHESSE || LA PETITE SARAH BERNHARDT || LE GRACIEUX PROTECTORAT || COMMENT MORNY CAUSAIT || SA MANIÈRE ET LES SNOBS

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OMMENT vivait le duc de Morny ?... Oh, très mal!

Mais quand nous disons « très mal, » entendez que c'est en quelque sorte le médecin qui parle : nous ne songeons qu'à l'hygiène de Morny, en déclarant tout net qu'elle était mauvaise et pis encore, détestable, désolante.

Il y a peu de questions plus passionnantes que l'hygiène des hommes célèbres. Ce n'est rien que de connaître les sinuosités d'un caractère ou le plus minutieux dessin d'une biographie, si l'on n'y peut joindre certains détails physiques dont un psychologue tirera de grandes lumières. On se doit garder de l'exagération, sans doute; lorsque Michelet par exemple divise rigoureusement le règne de Louis XIV en deux périodes, « Avant la fistule » et « Après la fistule », cela paraît assez enfantin. Michelet appuie un peu trop, voilà tout au fond, il a raison. Il est certain que la connaissance des habitudes corporelles aide merveilleusement à comprendre les âmes. Croit-on qu'il soit indifférent de savoir de quelle façon dégoûtante mangeait, buvait et bavait en même temps le plus grand, mais le plus édenté de nos rois, Louis XIV, lequel en outre se parfumait peut-être, mais comme tous ses contemporains ne se lavait jamais, si l'on veut apprécier les femmes de cour en ce temps-là? Non, car il n'en était pas une qui ne se fût passionnément suspendue à ces inquiétantes lèvres royales, pas une pour qui la familiarité la

plus intime du roi ne signifiât délices et ambroisie. On songe avec plus de plaisir à l'humanité, dès qu'on n'en oublie rien.

Napoléon Ier allait toujours au galop par les pires chemins, et n'étant guère bon cavalier, ne laissait pas de tomber parfois cette hâte éternelle et ce parfait mépris de l'opinion publique n'ajoutent-ils pas une nuance savoureuse à son image? Il aimait à se faire frictionner à l'eau de Cologne, dont il se trouvait aussitôt ragaillardi et rajeuni. N'est-ce pas beau encore, cet entrain d'adolescent, qui renaissait sans cesse et pour presque rien? Ainsi régénéré tout bonnement par sa simple eau de Cologne, l'Empereur immense semble moins éloigné des pauvres bourgeois que nous sommes : il ne nous en étonne que davantage. Examinons donc de tout près les journées du duc de Morny, sa contenance et ses habitudes, nous nous en sentirons d'abord plus près de son esprit : et en même temps nous ne nous trouverons malheureusement guère surpris qu'il soit mort en somme si jeune - au grand détriment du Second Empire.

Ce n'était pourtant pas qu'il ne prît des précautions. Peutêtre, hélas! n'en a-t-il pris que trop.

Contre le froid, d'abord. Les personnes gaillardes que réjouit un «< beau petit vent sec », ou que n'affecte point l'humidité, ne peuvent même imaginer l'affreuse torture que le froid inflige aux êtres moins bien défendus. De race affinée, de tempérament arthritique, délicat et surmené, Morny était exceptionnellement frileux. Il faisait très chaud - « on étouffait » disaient les plus sanguins - dans son hôtel : il habitait la Présidence du Corps législatif, située au Palais Bourbon, dans le même local qu'aujourd'hui. Le calorifère chauffait, on allumait des feux partout: la duchesse, habituée aux chaleurs torrides des palais russes, aimait cette température, le duc n'eût pu vivre autrement.

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D'autres habitants de la Présidence s'en trouvaient fort bien, eux aussi c'étaient les singes et les oiseaux des Iles, dont la duchesse ne pouvait se passer. Elle possédait de ceux-là une cage bien fournie, et de ceux-ci une volière pleine. L'histoire ne dit pas si le duc de Morny eut au même point que sa femme la passion des oiseaux rares: on peut le croire si l'on songe au goût qu'il éprouvait pour les couleurs, les étoffes, tout ce qui chatoyait aux yeux, depuis les pierreries et les beaux regards jusqu'aux toiles précieuses et aux équipages sans pareils. Il est en tous cas certain qu'il adora les singes, guenons et ouistitis, dont les expres

sions de physionomie l'enchantaient. Il y retrouvait les hommes à s'y méprendre, disait-il. Il s'y méprenait même volontiers, car il appelait le plus laid « Glais-Bizoin»: on sait que c'était là le nom d'un député de l'opposition, particulièrement agité et incommode dans les discussions parlementaires, mais évidemment aussi dépourvu d'importance réelle et d'autorité, sinon monsieur le duc eût fort bien su le ménager. Glais-Bizoin avait coutume de déclarer avec superbe : « Je fais trembler l'Empire par la fougue de mon opposition. » Mais il exagérait. « Attrape, Glais-Bizoin! faisait Morny en lançant des noisettes à son macaque.

Les singes de la Présidence ne passèrent pas inaperçus, on peut le supposer. Les républicains affectaient d'y voir un luxe intolérable, une sorte d'insolence. Le duc y joignit deux oursons familiers qui, pendant quelque temps, terrifièrent les solliciteurs. Personne n'a du moins rapporté si « Glais-Bizoin » et ses congénères n'empestaient point la pièce où se trouvait leur cage. Nous n'avons pas assez de mémoires écrits par les valets de chambre.

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En son hôtel tiède en toute saison, en sa chambre à coucher tapissée d'un confortable et somptueux damas pourpre, et où le feu en outre rougeoyait sans trêve, le duc de Morny s'enveloppait encore frileusement d'une robe de chambre fourrée durant sept mois de l'année. Le reste du temps, l'été, il portait un complet -un pyjama, dirions-nous aujourd'hui de velours bleu ciel. Et il recevait ainsi les députés, les solliciteurs et les gens d'affaires, dès le fin matin. Il n'est pas un de ceux-ci qui n'ait remarqué l'atmosphère vraiment tropicale, bien confortable en hiver, cependant un peu étouffée, de la douillette Présidence. Il est vrai qu'à peine entrés, ces graves messieurs ne songeaient plus guère aux flambées ni au calorifère chacun s'intéressait à quelque affaire dans laquelle il fallait que Morny fût, selon la formule consacrée, ou entrât - ou dont on eût préféré qu'il fût sorti. Il s'agit bien d'avoir trop chaud ou trop froid, pour un homme sérieux, quand il va parler d'argent! La terre peut trembler, le pays frémir : les hommes d'affaires sont impassibles dans l'antichambre, leurs serviettes sur les genoux.

En même temps que ces visiteurs trop souvent sans agrément, quoique non dépourvus parfois de fantaisie, le duc de Morny recevait aussi ses enfants, le matin. Il en eut quatre, deux garçons

et deux filles la première, une fille, née en 1858; puis un fils, né en 1859, qui sera plus tard le second duc de Morny; un autre fils, Serge, né en 1861; enfin la dernière, née en 1862, qu'on appe lait familièrement Missie, et qui devint plus tard la marquise de Belbœuf. Il adorait tout ce petit monde, qui le lui rendait bien. Morny fut un père excellent. Il n'avait malheureusement aucun loisir : mais en eût-il trouvé parmi tant de tracas, qu'il eût mené sa petite famille à guignol et dans la voiture aux chèvres. Les instants qu'il consacrait à ses enfants, le matin, comptaient parmi les meilleurs de sa vie.

L'heure du cuisinier sonnait aussi, de même que celle du piqueur. Ici, l'on pourra s'étonner un peu : s'il était naturel en effet qu'un homme de cheval aussi compétent que Morny veillât en personne à son écurie comme à ses voitures, il devait sembler plus étrange de le voir combiner des menus avec son chef. Généralement, c'est la maîtresse de maison qui s'occupe de la cuisine, de l'apparat des dîners, du service. Sans aucun doute à condition toutefois qu'il y ait effectivement une maîtresse de maison. A la Présidence, et nous verrons pourquoi, il ne s'en trouvait guère.... Du reste, qui sait si Morny, même secondé à merveille par sa femme, n'eût pas tenu à jeter autant que possible l'œil du maître sur tout ce qui concernait sa table? Il désirait que tout fût à souhait chez lui. « Si je mange seul, disait-il, je veux que ce soit aussi soigné que si je traitais Brillat-Savarin; et si je reçois, il me faut la même perfection que si je dînais seul. » On se rappelle la fameuse formule : « Recevoir, c'est se charger du bonheur d'un hôte, tant qu'il est sous votre toit.... » Morny eût précisé : « C'est se charger de sa béatitude.... » Il déclarait d'ailleurs, au témoignage de Villemessant : « Tant qu'il se trouve à ma table, tout homme, quel qu'il soit, est mon ami. »

Il aimait de toute manière à se voir bien servi. Il tenait beaucoup à ses domestiques, se les attachait par sa politesse infatigable de gentilhomme, d'abord, puis par des attentions, des cadeaux. Goncourt entendit Alphonse Daudet conter qu'une certaine femme de chambre, au service d'une dame dont Morny se trouvait alors l'amant, avait conquis la vive amitié de ce dernier, en ce temps-là soumis à des douleurs d'entrailles, par l'art remarquable avec lequel elle s'entendait à composer, révérence parler, des cataplasmes. Un serviteur de la Présidence, excellent psychologue, cherchait le moyen de n'être jamais

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