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outre, et qui, courageusement, joliment, s'était mise à écrire pour ne pas mourir de faim, publiant non sans un grand succès un roman débordant de sensibilité, Adèle de Sénange; jouvenceau misérablement traîné d'exil en exil, de Londres en Hollande, de là en Suisse, en Allemagne, en Danemark; rapatrié et admis en France après ces longues erreurs, en l'an de rémission 1798... on accordera que le jeune Charles de Flahaut avait reçu la plus émouvante, puissante, inoubliable éducation, de sa mère d'abord, puis des faits, si rudes et grandioses à cette époque, enfin des personnages singuliers, divers, exaltés tous par la Révolution pour ou contre et par le patriotisme, que celui-ci consistât à leurs yeux en la fidélité au roi, en un candide amour de l'idéal républicain, ou bien en une passion profonde envers le régiment, l'armée, le général, et le général de tous les généraux, Bonaparte!

Imprégné d'un héroïsme à la Plutarque et d'un enthousiasme tout printanier, comme tant d'autres éphèbes que Brumaire enchanta, Charles de Flahaut n'avait pas encore atteint son seizième été que, sans plus attendre ni se soucier de passer par le moindre intermédiaire, il écrivait directement à Bonaparte, récemment revenu d'Égypte, cette lettre magnifique et délicieuse:

« Général, je n'ai que seize ans, mais je suis fort. Je sais trois langues assez bien pour que, plusieurs fois, il ait été impossible de deviner, dans les différents pays, si j'étais anglais, allemand ou français.

« Trop jeune pour être soldat, j'ose vous demander d'être votre aide de camp. Soyez sûr que je serai tué ou que j'aurai justifié votre choix à la fin de la campagne.

« Pour que vous croyiez à mon dévouement, j'invoquerai près de vous un exemple qui règlera ma vie entière.

« Mon père a été condamné à mort sous la Terreur. Après son jugement, ma mère obtint du geôlier de le laisser échapper de la prison. Le lendemain, mon père apprit qu'on avait arrêté son défenseur officieux, accusé d'avoir facilité son évasion. Il quitte son asile, se rend à la Commune, disant qu'il ne veut pas qu'un innocent souffre pour lui, et il a péri deux heures après. Croyez-vous, général, qu'après un pareil exemple, je serai fidèle à l'honneur et à vous ?

« Salut et respect,\

« CHARLES FLAHAUT. »

Et la merveille fut que ce fier billet réussit. Un Flahaut d'ailleurs, vieux nom d'ancienne France, Bonaparte devait y tenir. Le jeune homme n'obtint pas tout à fait ce qu'il souhai`tait si noblement, mais se vit du moins accueilli en 1800 parmi les « Hussards volontaires », corps d'élite destiné à former l'escorte du Premier Consul.

De là, il partit pour la gloire. A vingt-quatre ans, il était colonel. Il avait rencontré la comtesse Potocka, idole de sa vie. Il avait séduit bien des femmes, sinon mille et trois. Hortense de Beauharnais, épouse de Louis Bonaparte, roi de Hollande, était éperdument éprise de lui. On le voyait très élégant, intelligent, de manières exquises, parlant d'une voix irrésistible, admirablement doué pour faire un diplomate: il avait de qui tenir! Loyal et délicat, par ailleurs, fils très charmant de la plus tendre mère.... On conçoit que dans la cour de Napoléon, mêlée à l'excès et un peu forte en couleur, un tel gentilhomme ait eu bien du prestige, bien de la grâce.

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Il eût fallu à la reine Hortense un tout autre mari que le sien pour qu'un combat sévère entre le devoir et l'inclination se fût produit en cette âme sans défense. Hélas, Louis Bonaparte était odieux. Jaloux de sa femme et jaloux sans amour, tout ce qu'il y a de pis d'un caractère inquiet, plaintif, outrecuidant, exigeant, disgracieux, il semblait né pour rebuter. Convenons qu'il avait cependant deux excuses, dont la première venait de ses maladies. On sait que ce connétable de France (!) s'était trouvé dès sa jeunesse à peu près impotent, incapable de se servir de sa main droite. Étranges infirmités que les siennes, contre lesquelles il tenta de lutter tant qu'il put, sa vie durant, en se traînant sans repos dans toutes les villes d'eaux de l'Europe. Le Dr Cabanès parle d'une lésion de la moelle épinière, survenue peut-être à la suite d'une chûte de cheval. Il semble bien néanmoins que certain autre accident, d'ordre plus secret, ne dut point être étranger à l'origine de ces misères physiques. La reine Hortense, en tous cas, n'accuse guère une contagion quelconque, ses enfants étaient sains.

La seconde excuse que l'on puisse évoquer en faveur de Louis, c'était précisément d'avoir fait partie de la fiévreuse famille Bonaparte. Incapables d'égaler leur frère gigantesque, mais désaxés et déséquilibrés par un tel voisinage, tous ces princes de rencontre ont positivement dû croire à leur droit divin. De là

à trahir l'Empereur à cause de ce qu'ils appelaient l'intérêt de « leurs peuples,» il n'y avait qu'un pas : si Napoléon n'y eût mis bon ordre, Louis le franchissait, ce pas, en « sa » Hollande. Mais son frère impérial le révoqua, en quelque sorte pour les nerfs d'un mélancolique, voilà qui ne vaut rien. La douce Hortense ne l'éprouva que trop. Combien les délicatesses et les courtoisies d'un Flahaut devaient après cela lui sembler consolantes et nécessaires! La conclusion fut qu'à la fin d'août 1811, la reine Hortense partit d'Aix-les-Bains, où elle prenait les eaux, pour Genève. Le 14 septembre, elle écrivait de Genève à Mme de Boucheporn, gouvernante de ses enfants : « Mme de Boucheporn, je vais faire un petit voyage pour voir mon frère. Je serai à Paris du 10 au 15 octobre. Ne m'écrivez plus à partir du 20 de ce mois, car je serai toujours en course.... >>

Le 10 octobre, le Journal de Paris annonçait officiellement que S. M. la reine de Hollande se trouvait à Paris. On ne disait pas dans quelle maison. Et onze jours après, le 21, la mairie du XIe arrondissement recevait d'un médecin accoucheur, nommé Gardien, la déclaration de naissance suivante : Charles-AugusteLouis-Joseph, né chez ledit médecin, de Louise-Émilie-Coralie Fleury, épouse d'Auguste-Jean-Hyacinthe Demorny, propriétaire à Saint-Domingue, et demeurant à Villetaneuse, dans le département de la Seine.

Louise-Émilie-Coralie Fleury? Mystère. Personne ne la connaît. On a dit qu'elle avait appartenu au service particulier de la reine Hortense : elle lui devait tout, sans doute.

Auguste-Jean-Hyacinthe Demorny? Un pauvre diable, né, paraît-il à Saint-Domingue, insignifiant officier au service de la Prusse, pensionné par l'impératrice Joséphine, sinon par Hortense elle-même, en un mot n'ayant rien à refuser — notamment l'usage de son nom à ses bienfaitrices, et qui mourut obscurément à l'hospice de Versailles le 5 avril 1814.

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Ces parents fictifs importaient peu, d'ailleurs on ne les vit paraître à aucun moment dans l'histoire du bébé déclaré comme leur fils. En revanche, on sait que la naissance du futur duc de Morny fut bientôt le secret de Polichinelle. Aussi bien n'a-t-on jamais contesté par la suite une si émouvante filiation. Luimême, pendant la première partie de sa vie, se donnait pour blason un hortensia : à moins de crier sur les toits, il ne pouvait indiquer plus clairement quel sang coulait en ses veines.

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Nous avons un peu insisté sur les origines de notre héros; mais c'est qu'elles se trouvaient exceptionnellement combinées pour donner si l'on nous permet d'employer le jargon du sport un produit magnifique. Grand-père, Talleyrand : c'est un homme, peut-être. Pour grand mère, une femme remarquable, ayant reçu la longue tradition des salons inimitables, et fleurant tous les parfums du XVIIIe siècle. Comme mère, une reine, une tendre reine, belle-fille et belle-sœur de Napoléon. Le père enfin, gentilhomme parfait, de très bonne famille, merveilleux soldat, né pour les cours....

En outre, Talleyrand, grand fascinateur; Flahaut, un don Juan; Mme de Flahaut, extraordinairement séduisante; la reine Hortense, extraordinairement séduite; si l'hérédité n'est pas un vain mot, le marmot déclaré le 21 octobre 1811 devra, lui aussi, jeter bien des sorts et charmer sans peine.

Il a simplement charmé la France.

CHAPITRE II

LE LIEUTENANT DE MORNY

Mme DE FLAHAUT-SOUZA ÉLÈVE LE PETIT AUGUSTE | LES ROMANS DE Mme DE SOUZA || VIE MOUVEMENTÉE || LE GÉNÉRAL DE FLAHAUT S'OCCUPE D'AUGUSTE || SOUS-LIEUTENANT DE LANCIERS | CAMPAGNE D'AFRIQUE.

C

E marmot, cependant, qui donc va l'élever ?

Non pas sa mère, en tout cas. Rien n'autorise pourtant à penser que la reine Hortense n'eût point aimé ce pauvre enfant, qui d'abord lui rappelait tant d'émotions charmantes; ensuite, il devint vite fort joli, fort gentil. On en a maints témoignages. Il n'y a pas jusqu'à Talleyrand qui n'eût sans doute choyé le bambin, sachant pertinemment d'ailleurs qu'il était bel et bien son petit-fils. « Avez-vous vu ce petit bonhomme, disait-il à M. Martin, gouverneur des enfants chez M. de Dino, oui, avez-vous vu ce gamin qui sort d'ici, et que M. de Flahaut tenait par la main ? On l'avait amené pour me rendre visite. Eh bien, il est d'une intelligence inouïe. Plus tard, il se jouera des hommes, il fera, il sera ce qu'il voudra : tenez, il sera ministre. »

Voilà ce qu'on nomme une belle prédiction. Il est vrai que l'anecdote est contée par le Dr Véron, qui ne montre guère de finesse dans son Journal d'un bourgeois de Paris, et parle toujours si gravement qu'on ne peut pas ne point se méfier. Les personnes solennelles nourrissent un goût désolant pour les phrases toutes faites et les histoires-clichés, qui ne sont presque jamais vraies.

Ajoutons que la reine Hortense s'intéressait, autant qu'elle le pouvait, au jeune Auguste. Elle lui fit une pension, d'abord,

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