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pension un peu courte, certes, mais enfin l'intention était bonne. Puis un de ses amis très dévoués, le banquier Gabriel Delessert, avait été nommé tuteur d'Auguste; il en fallait bien un, du moins après la mort à l'hospice (1814) du père putatif, le vague Demorny; et Delessert se chargeait de donner à la mère des nouvelles du bébé, puis du garçonnet. Hortense avait aussi un maître de harpe, nommé Carbonel on sait que l'ex-reine de Hollande confiait volontiers à la harpe les soupirs de son âme. La légende n'a-t-elle pas dit qu'un de ces soupirs s'est exhalé dans la romance du « beau Dunois partant pour la Syrie »? Or, le mélodieux Carbonel possédait un frère, qui devint par la suite l'un des généraux de la garde nationale. Ce guerrier paraît (cf. Maricourt) avoir été chargé de l'éducation militaire d'Auguste de Morny, quand celui-ci était tout jeune. Nul doute, par conséquent, que Carbonel le belliqueux n'eût communiqué maints renseignements sur son élève à Carbonel le musicien, qui les transmettait à Hortense, tout en jetant accords et arpèges sur la harpe dorée.

Hortense n'a donc en aucune façon négligé son fils. Néanmoins, elle ne pouvait le prendre avec elle, le recueillir à son foyer on eût bien vite percé le mystère, et cela n'eût pas été de nature à favoriser sa position sociale, surtout après 1815, non plus qu'à aplanir les difficultés perpétuelles qui s'élevaient entre elle et Louis-Bonaparte, son mari. Quant à Flahaut, il était soldat, autant dire toujours en route: admettons que l'enfant ait été mis en nourrice, qu'en faire, une fois sevré? L'emmener pêle-mêle avec les bagages des état-majors ?

Ce fut Mme de Flahaut, la grand-mère, qui le recueillit. Ou plutôt Mme de Souza : car en 1802, elle avait épousé en secondes noces un diplomate et fort noble seigneur portugais, don José de Souza Bothelo. Cet honnête homme, un peu triste, fut le meilleur mari, attentif, poli, et nullement jaloux d'une autorité que d'ailleurs on ne lui contestait pas. Il aimait les lettres, traduisait Camoëns en français, et poussait la délicatesse, peut-être la vertu, jusqu'à ne se montrer en aucune façon jaloux des succès littéraires de sa femme. Le fils même de M. de Souza nourrit jusqu'à la fin les plus affectueux sentiments à l'égard de sa belle-mère; c'est dire à quel point régnait l'intelligence dans tous les sens du mot en ce parfait ménage. M. et Mme de Souza habitaient un hôtel situé rue Verte, dans le prolonge

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ment de la rue Roquépine. Tout ce quartier, aboutissant au Roule et au faubourg Saint-Honoré, ne retentissait point, sous la Restauration, du même fracas qu'aujourd'hui. Situé non loin d'une barrière, plus d'une charrette le sillonnait, et l'on y voyait passer chaque jour des centaines de chaises, berlines, coucous, cabriolets, carrioles ou fardiers. Maints et maints cabarets, plus ou moins borgnes, s'y appuyaient à des maisons fort laides. Mais il s'y trouvait aussi ce qui faisait la grâce de Paris, en ce temps-là : des jardins. Les rues, fussent-elles ignobles, serpentaient parmi les arbres, au moins sur la rive gauche et dans les faubourgs. Il devait subsister force ombrages, si l'on en croit le nom, dans la rue Verte. Les Souza y habitaient une jolie demeure environnée de roses; celles-ci tiennent une grande place dans la correspondance de cette femme du XVIIIe siècle, qui aima tant les sourires des êtres et des choses.

Peut-être n'aura-t-elle pas laissé grande place, la tendre Souza, dans l'histoire des lettres; et certes ils nous paraissent bien naïfs, bien simplets, ses romans, qui eurent si grand succès pourtant, et que goûtent encore certaines jeunes filles, auxquelles on ne sait trop quelles lectures offrir dans les provinces très lointaines. Adèle de Senange, Eugène de Rothelin, Eugénie et Mathilde, etc., tels en étaient les titres. Avec une émotion abondante, un peu molle, non sans délicatesse pourtant, selon la manière enfin qu'il fallait pour les lecteurs de Clarisse Harlowe et de Paul et Virginie, l'auteur y conte par allusion et allégorie ses propres aventures. Et il y en avait!

Non pas seulement des aventures d'amour, cependant. Ajoutons même qu'un voile est jeté sur celles-ci, ainsi qu'il convient à une dame de bon rang, à une mère. D'ailleurs, tout cela était loin: Mme de Souza est née en 1761, il faut y songer quelquefois. Mais quelle existence, quelle odyssée en exil, que de souvenirs elle vous avait!

Fille d'un fermier général fiile de Louis XV, avait-on dit, mais c'était sa sœur, et non pas elle, qui avait cette royale origine et d'une jolie femme, nommée Mme Filleul, la petite Adélaïde est mariée toute jeune, nous l'avons dit plus haut, à un fort bon gentilhomme, un peu âgé, M. de Flahaut. Elle loge au Louvre - petitement - son mari ayant un emploi officiel, étant fonctionnaire, en somme. Elle joue du clavecin, lit, dessine, reçoit et rend mille visites, cause, papilonne, séduit et voici

l'abbé de Talleyrand-Périgord. Bientôt après, c'est la naissance de Charles, le futur colonel de Flahaut

1789. La Révolution. La politique, les horreurs, l'exil, la mort héroïque du vieux Flahaut. A Londres, il faut travailler pour vivre. premier roman, grand succès. Mais la vie est chère chez les Anglais, on les quitte, une vie errante commence : la jeune mère emmène son petit Charles en Hollande, en Suisse, en Allemagne, en Danemark. Enfin les émigrés peuvent rentrer en France sous Bonaparte, Mme de Flahaut revient en 1797: elle a trente-six ans, Charles douze. Elle épouse M. de Souza, Charles entre dans l'armée, l'Empire étincelle, le nouvel et charmant officier se couvre de gloire, se lie avec le prince Eugène, se laisse aimer d'Hortense.

Adélaïde de Souza, dame du monde et dame de lettres, connaît alors tout Paris, voit tout Paris. Elle est une femme qui a fait figure avant la Révolution, cela se recherche déjà. Elle garde pour ses rêveries plus d'un secret, mais conte volontiers ses anecdotes d'émigration, anecdotes flatteuses, savoureuses : par exemple, cette romanesque rencontre qu'elle fit en Suisse, à Bremgarten, d'un jeune professeur français, mélancolique et vêtu de noir, un certain M. Corbie, ou Corby appartenant au collège de Reichenau. Or, ce M. Corbie n'était autre que l'infortuné duc de Chartres, fort pauvre, orphelin par le fait du bourreau, et bien embarrassé dans le monde après l'histoire Dumouriez.

Adélaïde unit ses alarmes à celles de cet intéressant éphèbe, et tenta de le consoler avec une ferveur extrême. On sait que plus tard Napoléon III reprochait toujours à Morny d'être orléaniste, et que de cœur celui-ci l'était bien un peu, en effet : mais voilà les récits que sa grand'mère lui avait faits, quand il était tout petit, et de ces récits-là, narrés près du feu par une chère voix, vous savez bien qu'on se souvient toujours, même alors qu'on est devenu président à la Chambre, tout resplendissant de plaques et de croix, duc de l'Empire, et le premier personnage de France, peut-être, après le souverain.

Telle était la solide expérience des gens et de la vie, telle était la sensibilité très affinée, telles étaient enfin les jolies manières et la longue tradition mondaine de celle qui se chargea d'élever le charmant Auguste, son petit-fils par le sang, sinon par les registres officiels. Cette espèce d'adoption se fit très simplement,

par un gentil mouvement du cœur. Charles, son garçon, avait en grand mystère un enfant? Eh bien, mais qu'il l'apporte, et voilà tout. M. de Souza, évidemment consulté, était trop honnête homme pour s'opposer à cet entraînement si naturel de la plus tendre mère. Et ce fut ainsi que s'installa un si aimable secret de Polichinelle, sous forme d'un diablotin bondissant et riant parmi les fleurs de l'hôtel Souza, dans la rue Verte.

On possède un témoignage précieux de ce que fut l'éducation d'Auguste. Mme de Souza qui eut le culte de l'affection, écrivait beaucoup. Elle adressa de nombreuses lettres à un M. Le Roi, de vingt années plus âgé qu'elle et qui fut son ami le plus dévoué. Elle appelait cet excellent homme « mon petit Père éternel » : et de fait, il ne mourut qu'en 1846, largement centenaire. Tous deux ne s'oublièrent jamais. La dernière phrase de la dernière lettre qu'elle traçait encore pour lui, est celle-ci : « Cher et bon ami, je vous aime de tout mon cœur. Je vous écrirai quand je serai plus forte. » Moins de deux mois après, elle ne vivait plus. Or, à travers tout ce monceau de lettres nous les avons feuilletées, grâce à l'obligeance du comte Jean de Sédouy, entre les mains de qui elles se trouvent-il est à chaque instant question d'Auguste. La grand'mère en parle avec délice.

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« J'ai été fort inquiète d'Auguste, écrit-elle en juillet 1820, et en prononçant ce grand nom, vous jugerez de mon tourment. C'était une petite fièvre bilieuse.... » On ne sait où cela peut mener un enfant de neuf ans, une « petite fièvre bilieuse » : Mme de Souza est une maman comme les autres. En août de la même année, elle se trouve au Havre : « ...les bains de mer étant ordonnés à mon Auguste. Il maigrit, il est triste, on dit que cela lui fera du bien; et comme je le sais très habile nageur — eh quoi? si jeune?... allons, Mme de Souza est bien une maman — et fort aventureux, je mourrais d'inquiétude si je le savais, sans moi, s'exposant à ce perfide élément. Une vague m'emporterait peutêtre cette légère personne : au lieu que, moi là, je suis bien sûre qu'il ne mettra pas le pied dans l'eau sans avoir avec lui quelque vieux matelot pour l'attraper par une patte, s'il voulait aller trop loin. »

Que de tendresse entre ces lignes! Même lorsqu'on fait trop travailler son petit,la grand'mère se désespère. Or, il eut une éducation extrêmement soignée : le général comte de Flahaut — alors marié brillamment en Angleterre, et qui sera père de cinq

filles légitimes - tenait beaucoup à ce qu'on fît de son garçon, en France, un joli gentilhomme à l'esprit orné. Il l'aimait fort, et veillait à ses progrès. On mit Auguste en pension, chez M. Muron, où il suivit les classes du collège Bourbon. Il reçut de Casimir Bonjour, le candidat perpétuel à l'Académie, des leçons particulières de grec. Il faisait des vers latins avec une éloquence scolaire, des vers français en se jouant, parlait et prononçait l'anglais à la perfection, se mit sans trop de peine aux mathématiques.... Mais Mme de Souza souffrait de tout ce casse-tête. Écoutez-la qui soupire :

« Auguste (juillet 1823) est dans les tribulations du latin; de là, il passera au grec, à l'algèbre, et puis Dieu sait! Jusqu'à ce que l'étude soit devenue pour lui le plus grand des plaisirs, il a en perspective bien des chagrins, bien des pensums.... Je lui envoie des gâteaux, lorsque son maître lui impose des pénitences: cependant, je crois bien que si j'avais eu une éducation plus forte, mon esprit en vaudrait beaucoup plus. Enfin, le pauvre enfant travaille, gémit, et je le console.... » Elle appelle avec colère les professeurs : « Ces barbe-bleues de l'Université », parce qu'ils prétendent supprimer deux jours de congé (24 décembre 1823), parle sans cesse d'un joug de fer, d'un cheval trop vif qu'on enrêne trop court. Comme elle préfère le conduire au cirque! « Vous manderai-je... qu'Auguste a découvert chez Franconi un grotesque qui fait des tours mille fois plus étonnants que le célèbre Polichinelle, des tours tels qu'il lui paraît bien plus facile, et peut-être moins digne d'estime, d'apprendre deux fois la grammaire grecque que d'imiter ce sauteur »> (8 octobre 1823).

Néanmoins, cette éducation, si sévère au regard de la grand'maman, ne laissait pas de réussir à souhait. Déjà, en 1824 (18 mars), voici le jeune Auguste qui fait de très jolies réponses, assez hautaines : « Pardon, dit-il, on ne m'a nullement donné de mauvais conseils, j'ai suivi de mauvais exemples, c'est bien différent. » Il témoigne d un ton excellent et d'un caractère réellement attachant : « Auguste a de son chef écrit à M. Delessert pour le complimenter sur la naissance d'une petite fille.... M. Delessert me mande que sa petite lettre est charmante, et si naturelle qu'il l'a lue à toute sa famille... Ce qu'a cet enfant, c'est le naturel; il est lui.... S'il fait bien, cela lui paraît un coup du ciel, il en a de la joie, et point d'orgueil. S'il a tort, il croirait volontiers que c'est un maléfice, et il avoue sa faute avec une sincérité presque

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