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cette affaire.... Vous savez, chose... machin... Comment donc ? Vraiment ?... Il vous a parlé de moi ?... » Et le bon Nabab, tout glorieux, regardait autour de lui avec des mouvements de tête tout à fait risibles, ou bien il prenait l'air recueilli d'une dévote entendant nommer Notre-Seigneur.

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Son Excellence vous verrait avec plaisir entrer dans la ps... ps... ps... dans la chose.

Elle vous l'a dit?

Demandez au gouverneur... l'a entendu comme moi. » N'oublions point que le Monpavon « imite » Morny - ou tâche de l'imiter de son mieux. On ne doit donc pas chercher ici un portrait du duc, ni même un véritable « à la manière de », puisque Daudet veut nous faire sentir la préméditation du pastiche: c'est littéralement une charge, grossie à dessein pour le public. Il va de soi que le président du Corps législatif, l'ancien ambassadeur de Russie, etc... savait finir ses phrases et les mener fort exactement jusqu'au point qu'il voulait. Que l'on note pourtant l'indication-évidemment trop appuyée -de cette nonchalance voulue, dont tous les contemporains se sont avisés. Aujourd'hui, nous en sommes le plus souvent au balbutiement et à l'ânonnement dans la bonne compagnie, par gêne de parler, autant dire par ignorance. En 1860, la société distinguée ayant été mieux élevée que l'on ne voit la nôtre, ce put être une élégance que de sauter un verbe par-ci par-là, et, au besoin, d'oublier avec mépris la moitié d'une proposition commencée. Cela parut peutêtre assez neuf. Tout ceci comme par mégarde et sans nulle affectation, bien entendu.

Car la moindre apparence d'affectation touche aussitôt à la vulgarité, si peu que ce soit. Vaille que vaille, il y a toujours là comme une nuance de carnaval plus ou moins intempestif, un léger manque de tenue. Or le duc de Morny voulait avant tout la tenue. Il en avait la hantise, la passion. C'était peut-être la seule vertu dont il ne souffrait point que personne se moquât. On a dit qu'il parlait trop volontiers du bon ton, qu'il en donnait sans cesse des leçons, déguisées ou non. Cela semble fort bizarre, de la part d'un homme qui eut tant de goût.....

Observons toutefois que c'est Gustave Claudin, et Gustave Claudin seul, qui lui a fait un tel reproche: savons-nous si ce Gustave Claudin, venu de province à Paris pour être journaliste, n'avait pas à chaque instant besoin de recevoir des leçons de

tact? Rédacteur politique au Moniteur, il avait obtenu l'autorisation de circuler librement partout dans le palais législatif : que d'occasions pour commettre toutes sortes d'erreurs et de bevues, sinon d'abus! Puis, après chaque incident de séance un peu grave, il revoyait avec Morny en personne les feuillets sténographiés selon lesquels le public connaîtrait officiellement les débats: certaines impatiences du président s'expliquent sans peine. Pour peu que Gustave Claudin se fût montré susceptible, quelque rancune en ses Souvenirs se conçoit fort bien aussi. Nul autre, hormis lui, n'a jamais écrit que le duc de Morny eût une seule fois passé la mesure en quoi que ce fût.

Jusqu'en ses vêtements, ce dandy ne commettait aucune faute. Depuis les temps déjà lointains qu'il sautait des obstacles à la Croix de Berny; depuis l'époque où il était si délicieusement parfumé que le prince Louis-Napoléon, survenant après lui chez une jolie femme, reconnaissait aussitôt la senteur exquise du mouchoir fraternel, et disait en souriant : « Oh, cela sent la romance, ici... »; à quoi la jeune personne répliquait en souriant aussi: Mais oui, monseigneur, la romance En partant pour la Syrie... ; depuis ses campagnes en Algérie et ses chasses dans les comtés d'Angleterre, depuis les féeries de Pétersbourg et de Moscou, et les culottes courtes et les habits bleus des Tuileries, depuis toujours enfin, le duc de Morny s'habilla de telle sorte qu'un nouveau Brummel l'eût non seulement salué avec satisfaction du haut de son balcon du Club, mais encore se fût peutêtre félicité de connaître un Français, réellement un Français si bien mis.

Même lorsqu'il eut cinquante ans sonnés, rien qu'à le voir en un salon sous le scintillement des lustres, les femmes admettaient son caprice, les hommes sa seigneurie.... « Il portait merveilleusement l'habit noir, sur lequel il avait mis quelques-unes de ses plaques. Le reflet du linge, l'argent mat des décorations, la douceur des cheveux rares et grisonnants ajoutaient à la pâleur de la tête.... »

On l'appelait officiellement Son Excellence. Il eût été mieux de dire Son Élégance le duc de Morny.

CHAPITRE XIV

CASAQUE ROSE, TOQUE ROSE

MORNY ET LES CHEVAUX | LES COURSES; L'HIPPODROME DE LONGCHAMP | CRÉATION DE DEAUVILLE | LE GRAND PRIX.

L

Es portraits de Morny sont en général un peu froids, un peu morts. Ils s'accordent entre eux, soit. Sur tous on voit la belle figure, grave et distinguée, avec les petits yeux qui devaient si aisément sourire; mais chacun d'eux est toujours un portrait officiel. Son Excellence porte presque invariablement l'habit, les grands cordons, les plaques. Hormis un seul tableau - en possession de la famille Morny où notre homme d'État est représenté en vacances, vêtu de gros velours à côtes et le fusil en main, au milieu d'un décor sylvestre, on ne voit jamais qu'images solennelles, tout ce qu'il y a de plus « président du Corps législatif ». Et encore le tableau dont nous parlons est-il d'un art vraiment trop modeste : le personnage apparaît douceâtre et sans relief; le velours du costume attriste les yeux par sa fadeur; le fusil semble trop petit. C'est en tenue de vénerie, au moins, avec les hautes bottes, les bas blancs et la tunique galonnée qu'il fallait peindre ce duc-là.

Parmi les images « en gala », il est toutefois certain que plusieurs rendent assez bien son air de souveraine élégance : nous prenons souveraine dans le sens littéral du mot, à savoir une élégance qui commandait au commun des mortels, ainsi que l'aimant commande à la limaille de fer. On aimera beaucoup par exemple certain Morny de 1858, droit, mince, pâle, une grande cape jetée sur l'habit, les lèvres closes, le regard intolérable et charmant.

Cependant, le meilleur de tous les portraits, le seul d'où l'on

sente réellement - si l'on sait regarder-se dégager l'âme même, c'est encore ce daguerréotype exécuté en Angleterre vers 1849 ou 1850, et qui appartient à lord Kerry, arrière-petit-fils du général de Flahaut. Nous avons déjà parlé de cette photographie encore primitive, quoique fort nette: on y voit un dandy habillé avec une émouvante perfection, et monté sur un cheval de pur sang. Du haut de sa selle et la badine aux doigts, il ne rit non plus qu'il ne pose. Sa moustache rognée et son collier de barbe, ou plutôt sa jugulaire de barbe, sont pourtant bien drôles : mais tel n'est pas son avis. Quant à son cheval, ravissant d'ailleurs, il n'y songe point davantage. M. le comte Auguste de Morny, député français, n'irait pas monter un courtaud bon pour la canaille, cela va de soi. Et du reste, il est donc à cheval? Il n'en sait rien. Il est né en selle. S'il se divertit des sauts et courbettes d'un pur sang bien choisi, ce jeu lui paraît aussi naturel que de respirer l'air parfumé sous les marronniers de Paris où, tout enfant, il lançait sa toupie.

Or, pourquoi ce portrait nous donne-t-il si fort l'impression que nous contemplons Morny même, tout vivant? Mais sans doute parce que celui-ci se trouve à cheval, précisément. On dénature tout-à-fait ce seigneur ondoyant et divers en l'imaginant toujours sous les traits d'un personnage officiel. Lorsqu'un homme exerce une fonction considérable, telle que fut la sienne, il est inévitable que les peintres d'une part, les enlumineurs d'Épinal de l'autre, lui redonnent infailliblement la même figure et la même silhouette. Tels on aura vu une fois, soit un président de la République avec son haute-forme et son grand cordon, soit un maréchal avec ses bottes et son bâton, tels les reverra-t-on sans fin. Ainsi, toutes proportions gardées, en est-il advenu pour Morny. On nous l'inflige partout en uniforme d'Excellence, tantôt mondaine, tantôt parlementaire, mais invariablement immobile et quelque peu solennelle, comme il convient aux Excellences enfin.

Mauvais portraits, mornes images. Il eût fallu qu'un peintre habile fît passer sous nos yeux monsieur le duc, au galop négligent et doux d'une bête souple, en quelque allée du nouveau Bois de Boulogne. Seul Alphonse Daudet y a songé dans une page du Nabab et encore son « crayon » de Morny à cheval, apparu sous les feuillages à côté d'une amazone, est-il bien convenu, assez fade et d'un dessin peu sûr. Il n'excellait pas aux croquis équestres.

Mais c'était surtout sur un champ de courses qu'il eût fallu montrer le duc, parmi les vainqueurs fameux et les poulains illustres, les maigres jockeys, tous anglais, les gros entraîneurs, tous anglais aussi, et les propriétaires des écuries déjà célèbres, et les habitués du pesage, gantés de clair, coiffés de leurs chapeaux gris.

Morny s'était toujours intéressé aux courses. On peut même dire qu'il en eut la passion. Un tel plaisir avait tout pour le séduire ainsi. Il était à la fois traditionnel et nouveau traditionnel parce qu'il évoquait les plus savoureuses élégances du XVIIIe siècle, les paris de Marie-Antoinette, l'anglomanie du comte d'Artois, et sur la plaine un peu morne des Sablons, à Neuilly, le vol des premiers pur sang, tout nerfs et muscles, dont s'étonnaient les bourgeois. « Quoi! faisaient ceux-ci en abaissant leurs tricornes sur leurs nez, que signifient ces haridelles ?... Parlez-moi d'un bon pommelé à larges fesses, qui abat ses quinze lieues, et hennit encore pour son avoine au moment qu'on le dételle!... » La grand'mère du petit Auguste, la charmante Mme de Souza, avait peut-être assisté à ces jeux de princes, avant la Révolution, ne fût-ce qu'une fois : et l'on sait l'empreinte ineffaçable de certains récits d'ancêtres sur les cerveaux des enfants. Ils constituent de vrais poèmes, des espèces de chansons de gestes à l'usage des gamins, une épopée puérile et honnête.

Nouveau également pour Morny, ou enfin tout récent, d'hier encore, ce beau plaisir hippique et décoratif, fiévreux et sain tout ensemble, qui lui rappelait non plus son enfance cette fois, mais son insolente jeunesse sur le boulevard, au temps du roi Louis-Philippe. Comme d'autres, mieux que d'autres dandys, Morny avait franchi barrières et ruisseaux dans les steepleschases (comme on était fier de prononcer ce mot, avec l'accent!) Une haie passée, un fossé, le cheval qui arrache les bras, le souffle acharné du concurrent, le remblai en terre, là-bas, qui s'avance vertigineusement.... On n'oublie pas ces joies, pareilles aux tourbillons d'avril, violents, âpres et parfumés.

Sous le Second Empire, les courses paraissaient à peine acclimatées. Aux yeux du gros public, elles venaient de naître. Un provincial sérieux n'en eût jamais parlé qu'en souriant avec indulgence, lorsqu'il était de bonne humeur, ou — si par malheur la rente avait baissé en flétrissant ces excentricités d'oisifs opulents, ces enfantillages aussi brutaux que ridicules de joueurs

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