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en évitant l'interminable et coûteux crochet de Paris. On eût augmenté de beaucoup les bassins du port, et quintuplé, décuplé la cité nouvelle : de telle sorte, pensait l'homme d'État, que l'on fit par là au cabotage anglais une concurrence redoutable. On sait que politiquement, Morny n'était point anglophile.

Si cette concurrence se fût révélée tellement redoutable, on ne sait trop mais que les habitants de Deauville aient à remercier les compagnies de chemin de fer celle du Nord notamment, fort menacée et alarmée par un tel projet — grâce auxquelles l'entreprise ne put aller plus loin, voilà qui est certain. De quelles bâtisses, de quelles usines, de quels hangars, docks, immeubles, quartiers hideux et autres horreurs, la charmante bourgade de plaisance ne se voyait-elle affligée, pour peu que se réalisât le grand dessein de M. le président du Corps législatif!... Son esprit, avons-nous dit, travaillait sans répit : quelquefois même il avait un peu de fièvre.

Une autre de ses initiatives se trouva plus heureuse, toujours au sujet de « sa » plage et de « sa » ville. Le 14 août 1864, on inaugurait l'hippodrome de Deauville, celui que nous admirons aujourd'hui. Avec le concours du président de la Société des courses de Caen, nommé Calenge, le duc de Morny s'était employé très activement à faire transformer comme naguère à Longchamp - une énorme lande sablonneuse en plaine herbue et en pistes d'émeraude. On décidait de donner 23 500 francs de prix pour deux journées : prodigalité sportive qu'une pareille somme, en ces jours innocents! Mais on n'hésitait pas le créateur de Deauville prétendait en effet éclipser les courses de Bade, qui depuis 1858 attiraient au delà du Rhin tout Paris pendant la saison thermale. Pourquoi les Français iraient-ils se divertir ailleurs que dans leur France pleine de grâces, songeait-il? Et pourquoi les étrangers même ne perdraient-ils pas leur argent aussi bien en Normandie qu'à Bade? Ce nationalisme de la fête était excellent.

Les courses de Deauville obtinrent presque immédiatement un merveilleux succès. On sait ce qu'elles sont devenues: on les doit entièrement au duc de Morny. Non seulement il a fait sortir de terre la cité elle-même : mais il lui fournit les moyens de vivre et prospérer d'une étonnante manière. C'est sans doute afin de l'en remercier que l'on s'empressa de renverser, le lendemain du 4 septembre, une statue qu'on lui avait élevée à Deauville,

au titre de fondateur et bienfaiteur de la ville statue d'ailleurs fort laide, mais édifiée en 1867 par souscription publique et dans la meilleure intention, sur la place appelée aujourd'hui Morny. Une fontaine, qui n'est guère plus jolie, tient lieu de ce souvenir disparu.

A l'occasion d'un voyage officiel du président Thiers à Trouville, des jeunes gens-nous a-t-on dit, - replacèrent pendant la nuit le duc de Morny sur son socle. Dès l'aube, et précipitamment, une municipalité courageuse fit ôter de nouveau par les pompiers l'infortunée statue, qui se trouve maintenant reléguée, cachée dans un bâtiment où l'on remise du matériel, au milieu d'un bricà-brac de chaises, de fauteuils parasols, etc. Tant la gratitude fleurit dans l'âme des hommes!

Il est vrai que c'est si peu de chose, les hommes! Tout se rit d'eux. Voyez Deauville: aussitôt que Morny eût donné naissance et livré la fortune à cette plage, que fit la mer capricieuse? Elle s'en alla. Le nouveau port dérangeait ses courants. Elle préféra quitter la rive.

A cette heure, le sable s'étend, s'allonge à l'infini. Voici qu'afin de l'animer, on y a bâti des thermes à l'antique. Les vagues offensées vont se rouler toujours plus loin. Le duc de Morny n'avait pas prévu cela.

En revanche, il avait prévu, prédit et très obstinément organisé le triomphe mondial du Grand Prix de Paris, à Longchamp. Rien de moins. C'est lui encore, lui toujours, qui, à force d'obstination et de persuasion, parvint à fonder cette épreuve monstre, annuelle et internationale, disputée pour la première fois en 1863, et dont le retentissement n'a jamais cessé de croître depuis lors. On ne sait aujourd'hui quelle gloire l'emporte, pour un cheval, d'avoir gagné le Derby d'Epsom ou le Grand Prix de Paris. Chaque printemps, à cette occasion, les trains et les paquebots versent chez nous un peuple d'étrangers, dont les dollars, les livres sterling et les pesetas pleuvent sur la capitale. On a cependant fait disparaître, répétons-le, le nom de Morny, tant à Longchamp qu'ailleurs. Il y eut une rue de Morny naguère (rue La Boétie) : on l'a débaptisée. Paris pourrait rendre au moins une politesse à l'inventeur du Grand Prix et de son hippodrome. On ne se montre vraiment pas très bien élevé.

Le croirait-on, cette affaire, cette si belle affaire n'avait cependant point, comme on dit, marché toute seule au début. Il état naturel qu'un esprit audacieux y eût songé. L'élevage et le sport français prospéraient de telle sorte que plusieurs fois déjà il avait été permis à des chevaux de chez nous d'aller disputer des prix assez importants en Angleterre, sur la terre sacrée des courses. Des chevaux français courant en Angleterre, se mesurant avec des chevaux anglais!... Un paysan, son bonnet à la main, n'eût pas été plus effaré jadis en soupant avec Louis XIV.

Néanmoins le plus grand, le plus énergique et le plus habile de nos propriétaires français, le célèbre comte de Lagrange — à qui la Société d'Encouragement devrait bien aussi quelque souvenir sur ses champs de courses- venait de se signaler par de tels succès en Grande-Bretagne, que l'on pouvait probablement appeler désormais les chevaux anglais à lutter contre les nôtres, sans que ceux-ci se dussent trouver ni ridicules, ni même battus. En y mettant le prix, les héros de Newmarket et autres lieux consentiraient sans doute à passer le détroit. Aussi le duc de Morny finit-il par obtenir du Conseil municipal de Paris et des cinq grandes Compagnies de chemin de fer une subvention qui parut colossale: on promit un prix de 100000 francs au vainqueur de cette course extraordinaire, plus un objet d'art offert par l'Empereur, et les entrées, sur lesquelles étaient prélevées 10000 francs pour le second et 5000 francs pour le troisième. On ne connaissait pas alors d'épreuve aussi prodigieusement récompensée.

On remarquera qu'il avait fallu s'adresser à la générosité du Conseil municipal et des Compagnies, mais non à la Société d'Encouragement, qui promit seulement son appui moral: les statuts de cette dernière ne lui permettaient en effet que de s'intéresser aux chevaux nés en France, exclusivement. Tout le problème du protectionnisme peut être soulevé à propos de cette question sportive.

Logiquement, les Anglais devaient se réjouir que l'on fondât une épreuve annuelle aussi considérable. Il y avait là un salut indirect à leur maîtrise, en somme: tenir si fort à leur concours, quel hommage envers ces aînés respectés! Les cadets ne témoignent pas toujours tant d'égards à ceux qui les ont précédés : il eût été juste de s'en montrer satisfait, et voire flatté.

Point. Ce fut au contraire le sujet de conférences âpres et laborieuses que d'obtenir l'acquiescement de ces sourcilleux

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princes du sport : engager ainsi le pur sang britannique dans une aventure lointaine, où celui-ci n'était même pas certain de gagner, c'était là une innovation qui semblait folle à quelques-uns. Il fallait entendre les objections que faisait aux organisateurs français l'amiral Rous, délégué du Jockey-Club anglais : « Quoi! fixer une telle course un dimanche ? Le jour du Seigneur, consacré au repos ? Mais quelle impiété réellement française! Quel scandale!... » Et les journaux anglais d'imprimer des choses bien aimables les Français n'avaient choisi le dimanche que pour reprendre d'une main ce qu'ils offraient de l'autre, puisqu'ils n'ignoraient pas qu'aucun Anglais respectueux de sa religion ne consentirait à faire courir ses chevaux en un tel jour; ainsi, tout en se donnant l'air avantageux de créer une épreuve internationale, ces sportsmen de la veille commençaient par éliminer leurs plus dangereux rivaux, etc.

L'énorme tas d'or que finit par représenter le Grand Prix, sans cesse augmenté depuis 1863 s'est opposé victorieusement à la Bible, on le sait. Nous ne pensons pas qu'il se trouve maintenant en Angleterre un grand nombre de propriétaires pour demeurer dans leur splendide isolement dominical, plutôt que de gagner, si c'était possible, une célébrité mondiale avec un cheval excellent, sans parler d'un demi-million et même bien davantage, fût-ce en chétif argent continental.

Il n'en est pas moins que sans le duc de Morny, l'on n'eût pas connu le Grand Prix, sinon avant longtemps, au grand dommage de Paris.

Hélas! le fondateur est mort l'année même que devait paraître à Longchamp le triomphateur entre tous, l'incompréhensible, l'inoubliable Gladiateur, au comte de Lagrange. Ce cheval formidable remportait en se jouant le Grand Prix de 1865, après avoir écrasé en Angleterre tout ce qu'on avait essayé de lui opposer dans les plus grandes épreuves, Derby d'Epsom compris. Gloire sans précédent, et jamais égalée par la suite sur les champs de courses!

Paris délira de joie, le Corps législatif tout entier se leva pour acclamer le comte de Lagrange, député, lorsque celui-ci reparut dans la salle des séances après ces succès inouïs: Gladiateur devint une sorte de héros national. Il ne manquait à cette fête du sport et du patriotisme que le meilleur des gens de courses et des Français, le duc à la casaque rose.

CHAPITRE XV

L'ARC-EN-CIEL

L'AMATEUR DE COULEURS

CE QUE MORNY PRÉFÉRAIT | LA GALERIE THIERS UN CARNET DE LA DUCHESSE.

NR

E nous étonnons point que Morny eût fait choix, pour sa casaque, d'une couleur si délicieuse à voir sur un champ de courses. Il savait regarder. Il avait le goût des nuances, des reflets, des ombres teintées, des jeux infinis et délicats de la lumière. Ses yeux se promenaient avec attention sur les choses, ainsi que font les chasseurs en plaine, et non point machinalement, à la façon des soldats dans la cour du quartier. Il adorait notamment la peinture.

Il l'avait toujours aimée. Sa grand'mère, Mme de Souza, l'avait accoutumé tout enfant à connaître le plaisir des yeux, et aussi celui de la brocante et des collections: notez qu'ils ne vont pas inévitablement ensemble.

« Vous dîtes, écrivait-elle en mai 1811 à la comtesse d'Albony, que Charles (son fils, Charles de Flahaut) et moi n'entendons rien aux tableaux. Il se pourrait : cependant, je sens que je m'y connais mieux. Du reste les brocanteurs à six liards se sont tous faufilés avec moi. Vous en ririez. »>

Elle fait la modeste, non sans grâce, comme toujours. Cependant, elle se vante en d'autres lettres d'avoir acquis de ses deniers trente-huit tableaux, parmi lesquels force chefs-d'œuvre, et des Carlo Dolci dont elle est très fière. Croyons que les « brocanteurs à six liards » durent abuser un peu de l'émotion où l'art plongeait cette femme charmante, plus enthousiaste que difficile, sans doute. Son petit-fils Auguste n'en reçut pas moins d'elle un amour

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