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Ces élections de 1863 avaient présenté une grande importance! pour la première fois, l'on sentait vraiment dans le Corps législatif la présence d'une opposition en dehors du petit groupe des Cinq. Simple indication, résistance encore assez légère, et surtout peu unie, mal organisée, mais enfin vivante, évidente. D'anciens chefs d'opinion venaient d'être élus, de vieilles gloires parlementaires, parmi lesquelles se trouvait Thiers, notamment. Personnage considérable que ce petit homme, orléaniste devenu populaire à Paris, fût-ce auprès des démocrates les plus ardents, grâce à sa lutte ondoyante et tenace contre l'Empire. On admirait son habileté dans les assemblées, ainsi que cette agitation indomptable, cette activité, disaient ses amis, cette énergie. Enfin, son long et remarquable passé imposait à la foule des députés, son prestige était immense. Ajoutons que le président du Corps législatif poursuivait obstinément son rêve, son sage rêve d'un Empire assoupli, sinon positivement libéral. En outre, il s'agissait d'un orléaniste!... Et non pas un orléaniste ordinaire, mais un ancien ministre et conseiller de Louis-Philippe, un potentat dont il avait bel et bien, lui, Morny, ordonné l'arrestation lors du Coup d'État de 1851.... Vis-à-vis des orléanistes, le duc se sentait toujours un peu dans la position où l'on serait devant la famille d'une femme qu'on aurait sans pudeur et trompée et quittée : Dieu sait les égards, les sourires auxquels on serait prêt! On voudrait qu'un vieux parent, un ami respectable de l'abandonnée lui confiât à l'oreille : « Ton ex-mari, ma chère petite, a eu certes des torts affreux : mais vraiment, là, vraiment, il est la courtoisie même, nul ne peut lui ôter cela.... »

Donc, pour toutes ces raisons ensemble, Morny, qui ne pouvait inviter Thiers, ne détestait pourtant pas la pensée de rencontrer fortuitement celui-ci en quelque salle propice aux causeries sans témoins; et de son côté, l'adroit et avantageux petit Thiers, qui n'eût pas volontiers déféré à une invitation de Morny, ne jugeait pas en revanche devoir se dérober au hasard si, loin de la foule, ce hasard le mettait en face de Morny.

Or, le hasard, précisément, fit les choses pour le mieux: ces messieurs échangèrent de captivantes impressions d'art en face des toiles merveilleuses, puis la conversation continua....

Dès le lendemain de ce jour, ou le jour même, le 6 novembre enfin, le duc de Morny prononçait au Palais-Bourbon son discours officiel pour l'ouverture de la session de 1863. Les nouveaux élus

l'écoutaient curieusement, pesaient chacun de ses mots. Plusieurs d'entre eux entendirent avec plaisir passer cette phrase, qui fut si remarquée : « Les suffrages du peuple ont replacé parmi nous d'anciennes illustrations parlementaires : j'ose dire que, pour mon compte, je m'en suis réjoui. »

L'Empereur se montra moins content que les députés. Le <réjoui» de Morny lui sembla déplacé, excessif, il s'en plaignit. L'Empereur n'était guère logique : quand Morny offrait à l'opposition des fleurs peut-être utiles, et qui en tous cas ne pouvaient nuire et ne coûtaient rien, le souverain se rembrunissait. Mais lorsque le fâcheux Persigny, d'autre part, usait d'une telle raideur et d'une telle brutalité dans la campagne électorale de cette même année 1863, que ce maladroit obtenait en somme échec sur échec, le souverain se fâchait encore. Il se fâchait même si bien qu'il mettait bientôt son Persigny à la retraite, et le renvoyait définitivement à ses méditations en l'enterrant sous le titre de duc.

Au fait, si les élections avaient été très bonnes, le « réjoui » de Morny devenait un mot de Mazarin, et la lourde main de Persigny s'appelait la poigne de Louvois.

Le catalogue de la vente Morny ne comprenait pas seulement des tableaux. On y voyait figurer aussi tous les objets d'art, meubles et bibelots dont le duc s'était entouré de son vivant : et c'était un éblouissement. Que de nuances! Aujourd'hui encore, on tourne ces feuillets avec délices. Voici des bois sculptés, une terre cuite de Coustou, des marbres, des porphyres rouges et des granits verts, des ivoires, des tabatières scintillantes et bonbonnières à miniatures, de délicats dessins japonais, des émaux multicolores, des porcelaines chinoises et japonaises, des bronzes ciselés comme des orchidées, des laques de pourpre, d'or ou de nuit, des malachites, des jades sans nombre, couleur d'algue ou de crépuscule, des étrangetés de Chine en albâtre, en cristal de roche, en sardoine, en agate aux veines sanglantes, en onyx terrible, etc.

Qui ne rêverait à ce que dut être le logis de Morny tout revêtu, tout constellé d'objets chatoyants et de peintures? On s'y croyait sans doute parmi les ravissantes colorations d'un arcen-ciel. Nous savons que les tentures avaient des teintes chaudes

et belles, assez discrètes cependant pour que tout parût étincelant sous les vitrines, lumineux dans les cadres. Ajoutez les velours et les satins qu'y faisaient tournoyer la blonde duchesse de Morny et ses enfants, sans oublier la livrée des domestiques, leurs bas de soie, leurs couleurs héraldiques. Il y avait aussi les singes, pour l'insolence.... Se rappelle-t-on la scandaleuse laideur du diable, quand il apparaît soudain, tout terne et poilu, parmi les ors et les rubis, le sinople et l'azur d'une miniature peinte en quelque livre d'heures? Tels semblaient les singes chez le duc de Morny tant qu'on n'avait point regardé leurs beaux yeux humains!

C'est maintenant, c'est après s'être délecté en imagination de ce luxe raffiné, choisi, exquis, vraiment digne d'un prince, que l'on trouvera sans doute quelque plaisir à feuilleter en souriant un carnet de dépenses, ayant appartenu à la duchesse de Morny, et tenu à jour par elle-même, de sa propre main. Nous en avons dû la communication gracieuse à M. Daniel Halévy, qui le tient de son père, Ludovic Halévy.

Pauvre chétif petit carnet de Mme de Morny l'une des femmes pourtant les plus extraordinairement élégantes de son temps!

La comtesse car à cette date de 1859, 1860, elle n'est point encore duchesse - recevait 1 500 francs par mois pour ses toilettes et son argent de poche, aumônes et cadeaux compris. 1 500 francs!... Et encore prélevait-elle là-dessus, de temps à autre, 500 francs, sinon 1 000, qu'elle envoyait pieusement à sa mère, comme une petite Cardinal, ni plus, ni moins. C'était apparemment un budget d'éblouissante cocodetteque 1 500 francs. Mais aussi, voyez donc le prix de la vie, en 1859.... Voici, au hasard, un costume de libellule (est-ce une étoffe qu'on appelle ainsi, ou une robe pour bal costumé ?) qui coûte 240 francs. Une paire de bottines de soie blanche, 40 francs. A Trouville, location d'une chaise sur la plage, 2 francs (pour la saison?). Un chapeau « anglais, 50 francs. Une paire de souliers de plage, 10 francs.... En novembre 1859 « Tedéum (sic) pour la naissance d'Auguste, 40 francs. » En décembre : « Au Petit SaintThomas, deux robes de soie, 151 fr. 75. » (Pour les enfants, peut-être ?) Un châle en cachemire brodé, ce qui est une grande dépense: 130 francs. Une robe de foulard, en juin 1860: 86 francs. Et pourtant, elle les montrait et les promenait, ses robes,

Mme de Morny! A l'autre bout du carnet, elle note les visites faites, les cartes déposées en hiver 1863 par exemple, on n'en compte pas moins de 20 à 25, et voire 30 par jour!... Or, trente fois de suite on la trouvait somptueuse sous son étrange cachemire de 130 francs; et l'on ne se lassait point, l'été, de voir passer sous les arbres des jardins sa jolie toilette en foulard de 86 francs, ses ravissantes bottines en soie blanche de 40 francs.

En vérité, le duc de Morny n'avait relativement pas payé beaucoup plus cher ses œuvres d'art. Les nuances de l'arc-en-ciel étaient pour rien, en ce temps-là.

CHAPITRE XVI

LITTÉRATURE

FARIBOLES | LUDOVIC HALÉVY ET M. DE SAINT-RÉMY | LA PRESSE | HENRY ROCHEFORT ET M. DE SAINT-RÉMY.

L

E duc de Morny se divertissait à écrire des petites pièces de théâtre ou plutôt des pièces pour petits théâtres. Il nous est impossible de comprendre pourquoi ce jeu, innocent s'il en fût, a invariablement excité l'ironie hautaine des personnes qui parlèrent ensuite de notre homme d'État. A les en croire, le duc semblerait avoir commis là quelque chose de tout à fait indigne, et en tous cas ridicule. Des opérettes, des vaudevilles, des proverbes... ah, qu'est cela pour un président de haute assemblée nationale? Un membre du Conseil privé, presqu'un prince du sang, avoir composé des couplets pour la scène, des revues de fin de saison, des amusettes... fi donc! Et voici des sourires supérieurs, indulgents, nonchalamment attendris.

Émotion bien vaine. Si Morny eût négligé la moindre de ses occupations à cause des soucis que lui causaient ses piécettes, on serait en droit de penser qu'il leur attribuait une importance extrême, et par conséquent des plus exagérées : mais comme rien, absolument rien dans sa vie ne démontre qu'il ait jamais retranché cinq minutes au soin des affaires publiques ou privées en faveur de ses menus plaisirs dramatiques, que lui reproche-t-on ? Et pourquoi ces affectueux mépris, pareils à ceux d'un père à la vieille mode déplorant les minutes que son fils, bientôt bachelier, perd encore à faire voler les hannetons ou ronfler la toupie ? Le duc de Morny s'est amusé à des fariboles de théâtre comme il eût joué au golf, si ce plaisir eût été importé sous Napoléon III.

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