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quelquefois dans une espèce d'insolence un peu facile et point toujours d'un goût parfait. Mais Morny se sauvait par son esprit précis, et sa compétence : il « savait ». En fait d'agriculture, d'industrie, d'affaires, de politique, on ne le prenait jamais au dépourvu, il « avait la pratique, » comme on dit. Or, un homme au courant peut toujours s'offrir le luxe de quelque détachement. Ceux qui contrefont les négligents afin de mieux cacher leur ignorance, voilà les tricheurs et les niais, par exemple.

Si nous rappelons les exquises façons de Morny, son affabilité continuelle, et pourtant assez distante pour qu'on en sente tout le prix, on comprendra comment le Corps législatif tout entier finissait par avoir l'impression de commettre une espèce de faute mondaine quand il s'abandonnait à une opposition trop marquée; et que si l'on y élevait trop la voix, il semblait positivement qu'on eût manqué au président : celui-ci n'allait-il pas ramasser ses gants, effiler sa moustache et gagner un salon de meilleure compagnie ?...

On ne peut traiter tous les sujets, il le faudrait pourtant dès que l'on prétend replacer un personnage en son vrai cadre. Ce serait ici le lieu de dire un mot de ce que fut l'opposition pendant les dix ou douze premières années de l'Empire. Moins que rien!... Il y avait quatre ou cinq importants journaux tout au plus, hormis les feuilles officielles : Le Siècle, protégé par le prince Jérôme, où l'on mangeait du curé; L'Univers, où, tout au contraire, le surcatholique et terrible Louis Veuillot fulminait des excommunications et vomissait des torrents d'injures; La Gazette de France, légitimiste patiente; l'orléaniste et libéral Journal des Débats enfin, admirablement rédigé (Renan, S. de Sacy, StMarc Girardin, J.-J. Weiss, etc.). Tout cela, du reste, surveillé de très près, et réduit par la censure à une opposition assez dangereuse, mais maquillée, dissimulée, et qui ressemblait à un jeu d'esprit.

N'oublions pas E. de Girardin qui, sans avoir peut-être autant de génie qu il s'en croyait, fut le véritable créateur de notre presse moderne, fondée sur la publicité et non plus sur les seuls abonnements. Cet homme rasé comme Napoléon Ier, ramenant une mèche comme Lui, et qui se félicitait d'une sublime activité d'esprit, toujours comme Lui, composait ses articles en chevauchant chaque jour au Bois de Boulogne. Mais sa politique était fantasque et soumise à des motifs personnels.

Il y avait encore l'opposition des salons. Puis, celle de l'Académie, en majorité orléaniste et légitimiste. On y élisait des candidats hostiles à l'Empire. On y proclamait dans les discours l'apologie des régimes passés. On y faisait des allusions par le moyen de l'histoire romaine. On y cultivait l'ironie savante, féroce, habilement développée.

Un jeune écrivain notamment, Prévost-Paradol, devait bientôt devenir un spécialiste illustre de l'ironie grave: il y acquit une gloire véritable. Et de fait, il était plein de talent, on le relit encore avec agrément, quand on a du loisir toutefois, car il prend tout son temps pour lancer ses flèches, et son originalité se trouve assez souvent aussi cachée que sa malice. Bref, pour goûter à souhait ce normalien prodige, il ne faut pas s'impatienter. Rallié vers la fin de l'Empire et devenu ambassadeur, Prévost-Paradol oublia cette fois toute ironie pour apporter aux États-Unis, en 1870, les sereines assurances de paix inscrites au ciel de l'Europe heureuse: mais comme la guerre franco-allemande éclata sur ces entrefaites, le nouveau diplomate se suicida. Ceci n'est pas un conte.

On voudrait aussi traiter de la politique religieuse au commencement de l'Empire. Napoléon III se montrait fort clérical, selon le vocabulaire d'aujourd'hui : il prétendait avoir les prêtres pour lui, gouverner avec leur appui, et presque toujours y réussit à merveille. («< Les bonapartistes vont à la messe à tort et à travers », écrivait-on de Londres). Par conséquent le représentant officiel de la pensée impériale dans l'Assemblée, c'est-à-dire le président, avait à placer, ou à s'arranger pour qu'on plaçât sous un jour favorable les vœux du clergé, de façon que ceux-ci se trouvassent généralement approuvés et soutenus. Ménager l'Église, désarmer ou déconcerter une opposition plus perfide que brutale, voilà une escrime où Morny excellait.

Il lui fallait encore apaiser, distraire ceux qui trouvaient la guerre de Crimée interminable. « Comme c'est long!» disaient déjà les Parisiens assis au chaud devant une volaille rôtie. Nos troupes, cependant, crevaient de froid, de misère et d'ennui devant Sébastopol. Les Anglais guerroyaient avec une gaucherie rare. << Nous avons vu, écrit Paul de Molènes — cité par Mme M.-L Pailleron - la mauvaise volonté, la pesanteur, les incertitudes de toutes sortes d'une armée dont nous sommes obligés de prendre tour à tour tous les travaux. » « Leur imagination peu fertile en

expédients, dit des Anglais encore Mme Baroche, ne leur a pas fourni les moyens de franchir un fossé sur lequel ils ne comptaient pas. » Et sans trêve ainsi. On entendait un concert de plaintes touchant leur candeur en campagne : qu'ils ne se fâchent point, leur courage n'est nullement en cause. Mais, pour une raison ou l'autre, la guerre durait, trainait, la nation s'irritait. Ce fut un grand soulagement que les premiers pourparlers de paix précédant le traité de Paris, définitivement signé en mars 1856.... Le bon pilote Morny veillait néanmoins à tous les orages, grains, ouragans ou cyclones qui eussent peut-être, sans lui, mis l'Assemblée en péril. Il fallait que l'éloquence se déchaînât avec une violence particulièrement horrible pour qu'on le vît s'endormir irrésistiblement dans son fauteuil, comme il fit par exemple sous les yeux de Mme Baroche, un jour que le mari de celle-ci parlait avec ampleur.

Et toutefois, en dépit de cette guerre », tout à l'heure si glorieuse d'ailleurs, on se montrait d'une gaîté folle. L'Exposition de 1855 avait réussi au delà de tous les vœux. On dansait, la cour faisait étinceler ses livrées, ses uniformes, ses aiguil lettes et ses diamants. Les femmes portent des crinolines démesurées, des chapeaux qui leur tombent sur la nuque, ou leur mettent le visage comme au centre d'un bouquet, des lieues de rubans, des tonnes de dentelles. Les hommes se ruinent en chevaux, en équipages, en fêtes parisiennes, en vie de château.

Le soir venu, cependant, M. le président daigne sourire aux dames des Tuileries, revêtu de son habit de cour, bleu à boutons d'or, doublé de satin blanc, avec la culotte courte. Ou bien, il se laisse inviter ailleurs. Il vient alors en habit noir, portant parfois quelques plaques, ou la simple Légion d'honneur. « Nul mieux que lui ne savait se présenter dans le monde, traverser un salon gravement, monter en souriant à la tribune.... Le résumé de son attitude dans la vie : une distinction paradoxale.... Aisé, dans ses moindres gestes, fort rares d'ailleurs, laissant tomber négligemment des phrases inachevées, éclairant d'un demisourire la gravité de son visage, cachant sous une politesse imperturbable le grand mépris qu'il avait des hommes et des femmes....» (Alphonse Daudet, Le Nabab.)

Napoléon n'avait que trop besoin de ce prince de toutes les élégances pour diriger avec une maîtrise inimitable ce que la

France nommait alors son Parlement mais quel ambassadeur un Morny n'eût-il pas été!

En une circonstance exceptionnelle, il est vrai, l'honneur de représenter la France comme envoyé extraordinaire lui fut effectivement confié. C'était pour le sacre de l'empereur de Russie. Nous dirons comment il enchanta Saint-Pétersbourg, en rapporta d'abord une femme ravissante, puis toutes les sympathies possibles envers notre pays, à défaut de l'alliance franco-russe qu'il souhaitait si ardemment dès 1856. On l'eût conclue, selon son vœu d'homme d'État, que la France évitait peut-être Sedan, plus tard, et Bismarck à Versailles, et ce qui s'ensuivit.

CHAPITRE VIII

SON EXCELLENCE

LES RÊVERIES DE NAPOLÉON III: L'ESPRIT NET DE MORNY II SE MÉFIE DE L'ANGLETERRE ET DE LA PRUSSE || AMBASSADEUR EXTRAORDINAIRE EN RUSSIE EN 1856 || L'ALLIANCE RUSSE

MORNY

ÉPOUSE SOPHIE TROUBETZKOÏMENACE DE SCANDALE.

Noù

ous sortions donc vainqueurs d'une guerre dure et longue, où l'Angleterre avait été notre alliée. De cette guerre acharnée -guerre de siège surtout, et martyre d'hiver le poids principal était manifestement retombé sur les Français. A la fin, l'ennemi se reconnut battu. La France avait alors un éclatant prestige en Europe. On signa un traité de paix par lequel les Anglais conquirent des avantages matériels, et nous des avantages moraux. Les difficultés commencèrent néanmoins au sujet de l'application du traité, que les vaincus n'exécutaient guère ce fut alors que l'Angleterre commença de témoigner à son ancienne alliée, la France, une méfiance extrême et les moins tendres sentiments.... Et ceci se passait — qu'on ne s'y trompe pas en 1856: il s'agit de la guerre de Crimée.

Or, l'empereur Napoléon nourrissait pour l'alliance anglaise un goût obstiné. Nul n'était, en vérité, plus obstiné que cet homme honnête, bienveillant et doux, mais dont le cerveau se trouvait plein de chimères, d'ailleurs on ne peut plus généreuses. On a prétendu que sa politique extérieure errait d'incohérence en incertitude: Emile Ollivier démontre pourtant à merveille, dans son remarquable Empire libéral, que toute la politique de l'Empereur ne poursuivait jamais que deux grands desseins, dominant tous les autres : 1o détruire des traités de 1815, conclus par les rois contre la France de la Révolution et de Napoléon Ier;

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