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doit tranquillement que des circonstances plus favorables lui permissent de le produire dans le monde et de le présenter à tous ses parens comme le fils et l'héritier du duc de Rohan. Son secret fut si bien gardé que ni le cardinal de Richelieu, ni les gens de la cour, ni le public, n'en eurent aucune connoissance.

Sur la fin de l'année 1631, le Roi, par le conseil du cardinal de Richelieu, chargea le duc de Rohan de traiter avec les Suisses et les Grisons, que l'on vouloit faire entrer dans le grand projet qu'on avoit formé de déclarer la guerre à l'Espagne. Cette couronne étoit alors odieuse aux protestans, et Richelieu ne douta point que le duc de Rohan ne s'acquittât de cette commission avec tout le zèle et toute l'activité possibles; il ne fut pas trompé dans ses espérance. Ce duc, qui n'étoit pas moins propre à réussir dans le cabinet qu'à la tête des armées, conduisit cette affaire avec tout le succès que l'on pouvoit désirer, et, pour le récompenser d'un si grand service, le Roi lui permit de revenir à la cour et l'invita même à se rendre auprès de lui.

Il vint à Paris sur la fin de l'année 1634; il y vit plusieurs fois son fils, qui étoit alors dans sa quatrième année, mais il persista toujours à ne pas permettre que l'on divulguât le mystère de sa naissance. Quoique le Cardinal le comblât alors de caresses, il ne crut pas pouvoir se fier à lui; il fut toujours persuadé que, s'il venoit à savoir qu'il avoit un fils, il employeroit tous les moyens et tous les prétextes imaginables pour s'en rendre maître, dans la seule vue de le faire élever dans la religion catholique, pour laquelle le duc de Rohan conserva toujours une aversion insurmontable.

Je trouve dans un manuscrit de ce temps-là que, ce qui détermina le duc de Rohan à cacher avec tant de

soin la naissance de cet enfant, c'est que, voulant marier sa fille avec le comte de Soissons, qui, n'étant pas riche, ne l'auroit pas épousée s'il n'eût cru qu'elle étoit l'unique héritière de tous les biens de son père, il étoit important que ce prince ignorât qu'elle avoit un frère jusqu'à ce que ce mariage fût accompli. Mais, pour peu que l'on connoisse le caractère du duc de Rohan, l'on ne croira jamais qu'il ait été capable d'une pareille supercherie. Il craignoit bien plus le cardinal de Richelieu qu'il ne désiroit de marier sa fille avec le comte de Soissons, et l'on prouvera bientôt par des écrits signés de sa main qu'il ne cacha la naissance de son fils que pour le soustraire au pouvoir et à la violence du ministre.

Si l'achat du royaume de Chypre avoit réussi, ce mystère auroit été bientôt découvert; ce jeune prince y auroit été conduit, et le duc son père se seroit empressé de le montrer aux peuples de cette île comme le fils et l'héritier légitime de leur souverain; mais la mort du patriarche Cyrille, qui arriva sur ces entrefaites, et d'autres difficultés qui survinrent, ayant fait échouer ce projet, le duc résolut d'attendre quelque heureuse circonstance où il pût reconnoître son fils sans le mettre en péril.

Le Roi, qui le regardoit avec raison comme un des plus habiles généraux qu'il y eût alors en France, lui donna le commandement des troupes qui faisoient la guerre en Alsace contre le duc de Lorraine. Le duc de Rohan y soutint sa réputation par les avantages qu'il remporta sur l'ennemi, et la campagne suivante il eut ordre d'aller prendre le commandement des troupes françoises dans la Valteline. Il y demeura deux ans, et, avec une armée toujours inférieure en nombre à

celle des ennemis, il les battit dans plusieurs combats qui lui ont acquis une gloire immortelle.

Tout autre que lui, en donnant au Roi des preuves si utiles et si éclatantes de son zèle et de sa capacité, auroit compté sur la bienveillance du cardinal de Richelieu et n'auroit pas craint de divulguer la naissance de son fils; mais le duc de Rohan connoissoit trop bien le caractère de ce ministre pour se croire parfaitement réconcilié avec lui; il n'ignoroit pas que le Cardinal le regardoit comme un de ces grands qu'il falloit humilier pour les tenir dans la dépendance, et qui devenoient plus dangereux à l'Etat par la réputation qu'il avoient dans les armes qu'ils ne pouvoient lui être utiles par leurs services. Les disgraces qu'il éprouva dans la suite firent voir que sa défiance n'étoit que trop bien fondée.

En 1636, pendant que le duc de Rohan battoit les Espagnols dans la Valteline, l'armée qu'ils avoient en Flandre entra dans la Picardie, et, après s'être emparée de Corbie, elle passa la Somme; l'on crut qu'elle viendroit jusques à Paris, où la consternation fut générale. La duchesse de Rohan ne jugea pas à propos de rester dans une ville qui pouvoit être assiégée et prise d'assaut; elle en partit promptement pour se retirer dans ses terres, et ne voulant pas y emmener son fils, qui n'avoit point encore paru chez elle, elle l'envoya en Normandie, chez le père de son maître d'hôtel, qui se chargea de le garder dans son château de Préfontaine, situé entre Lisieux et Pont-l'Evêque, dans la jurisdiction d'Orbec.

Les allarmes que l'approche des Espagnols avoit causées dans Paris furent bientôt dissipées; on forma promptement une armée en état de les combattre, qui les obligea de repasser la Somme et qui reprit la ville de Corbie.

La duchesse de Rohan revint ensuite à Paris, ainsi que beaucoup d'autres personnes de qualité qui en étoient sorties à son exemple; mais elle ne jugea pas à propos d'y faire revenir son fils, qui étoit en effet mieux caché dans une maison de campagne en Normandie qu'il n'auroit pu l'être dans cette grande ville.

L'année suivante, le duc de Rohan se trouva sans argent dans la Valteline. La France devoit aux Grisons des sommes considérables qu'on leur avoit promises et que l'on différoit toujours de leur envoyer; ils s'en plaignirent hautement, et le duc de Rohan, qui jugea que leurs plaintes étoient justes, représenta fortement à la cour les inconvéniens d'une telle conduite qui le mettoit hors d'état de soutenir la guerre. Il manda que les habitans du pays, réduits au désespoir, étoient capables de se réunir tous et de prendre les armes pour attaquer les François, si l'on continuoit à leur manquer de parole. On n'eut aucun égard à ses remontrances, et il ne put se résoudre à demeurer plus longtemps exposé aux menaces et aux murmures de ces peuples. Il envoya son secrétaire à la cour, avec une instruction datée de Coire, le 13 mars 1637, et signée de sa main, par laquelle il le chargeoit de représenter au Cardinal qu'il étoit resté dans la Valteline autant de temps qu'il étoit nécessaire pour en assurer la possession aux Grisons, qu'il ne s'agissoit plus que d'y envoyer l'argent qui leur étoit dû, et qu'en attendant il supplioit Sa Majesté de lui permettre de se retirer. A la fin de cette instruction, il ordonnoit au sieur Priolo, son secrétaire, de conférer avec la duchesse sa femme sur les moyens de faire passer son fils à Genève, et de voir s'il ne seroit pas plus à propos d'attendre qu'elle l'y amenât elle-même. Les instances et les sollicitations du duc de Rohan dé

plurent au cardinal de Richelieu. Priolo ne put rien obtenir; tous les habitans de la Valteline se soulevèrent, ainsi que le duc de Rohan l'avoit prévu, et les François furent obligés d'en sortir.

Leur retraite augmenta encore le mécontentement de la cour. Le Cardinal prétendit que cette fuite honteuse étoit arrivée par la faute du duc de Rohan; il eut ordre d'aller joindre l'armée que le duc de Longueville commandoit en Franche-Comté; mais, ne croyant pas pouvoir y être en sûreté, il aima mieux se retirer à Genève, et il écrivit au Roi pour demander la permission d'y

rester.

On conçoit aisément que dans de pareilles circonstances il ne fut pas question de tirer Tancrède de son obscurité ; la disgrace de son père étoit, au contraire, un nouveau motif de le soustraire au pouvoir du cardinal de Richelieu, et l'on ne songeoit pas à le mettre à couvert des intrigues et des entreprises ambitieuses de sa sœur, dont il avoit plus à craindre que de l'humeur impérieuse et vindicative du premier ministre.

Elle étoit regardée dans le public comme la plus riche héritière qu'il y eût en France, et cette qualité lui attiroit les hommages des plus grands seigneurs de la cour; elle en étoit flattée, et se faisoit une peine de penser que son frère, en se faisant connoître, lui ôteroit un jour ces biens immenses dont on la croyoit seule et unique héritière. Elle fit part de ses inquiétudes à quelques-uns de ses amis, qui lui dirent que le vrai moyen de les calmer étoit d'enlever cet enfant, qui pouvoit disputer son héritage, et de faire accroire à son père et å sa mère qu'il étoit mort.

Il ne paroît pas qu'on lui ait proposé de s'en délivrer par un meurtre, ni qu'elle fût capable de donner les

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