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mains à un pareil attentat; elle fut moins révoltée du projet de faire disparoître un enfant inconnu, que son père et sa mère sembloient avoir oublié, et dont ils cachoient la naissance avec des précautions inouies qui donnoient lieu de croire qu'ils ne le regardoient pas euxmêmes comme un fils légitime.

Marguerite avoit pour amis et pour confidens de jeunes officiers hardis et entreprenans, qui venoient lui faire leur cour à l'hôtel de Rohan, et entre autres Ruvigny, de Matras et les deux frères Taillefer, dont l'un se nommoit Barrière et l'autre la Sauvetat. Le premier étoit capitaine au régiment de la marine et l'autre. servoit en Hollande, où il avoit même emploi que son frère dans un régiment qui étoit au service des Etats-Généraux. Ce fut avec eux que mademoiselle de Rohan délibéra sur les moyens d'enlever Tancrède et de le mettre hors d'état de nuire à sa fortune.

La compagnie de Barrière étoit alors en Normandie; il fut résolu qu'il enverroit quelques soldats choisis pour le tirer des mains du sieur de Préfontaine, et qu'ensuite on le remettroit à monsieur de la Sauvetat, qui le conduiroit en Hollande, où mademoiselle de Rohan payeroit sa pension jusques à ce qu'on pût l'envoyer aux Indes sur un vaisseau de la Compagnie, lorsqu'il seroit plus avancé en âge.

Cette résolution étant prise, Barrière partit pour la Normandie et chargea quelques soldats de sa compagnie d'aller prendre un enfant que le sieur de Préfontaine élevoit chez lui. Ces soldats s'acquittèrent fort mal de leur commission. Préfontaine refusa de leur livrer l'enfant, et, comme ils n'avoient point d'ordre d'user de violence, ils se retirèrent sans pouvoir l'emmener avec eux. Dès qu'ils se furent éloignés, Préfontaine le transporta

au château du Breuil, maison forte qui appartenoit au comte de Montgomery. Barrière, voyant que ses soldats avoient manqué leur coup, monte promptement à cheval; il prend avec lui une troupe beaucoup plus nombreuse que la première, et, après avoir marché toute la nuit, il arrive, le 2 février 1638, à la pointe du jour. Il apprend qu'il est au château du Breuil, qui n'en est pas éloigné ; il y court aussitôt avec sa troupe, et, trouvant toutes les portes fermées, il fait investir le château par ses gens et se dispose à y entrer par force.

Préfontaine aima mieux leur en ouvrir la porte que d'attendre un assaut, et il fut pénétré de frayeur en voyant une troupe de soldats armés et masqués qui lui demandèrent l'enfant qu'il avoit chez lui. Avant que de leur ouvrir la porte il avoit pris la précaution de le cacher. Barrière demanda où il étoit, et il menaça Préfontaine de le maltraiter s'il ne le livroit à l'instant. Préfontaine fit d'abord quelque résistance, et, pour achever de le déterminer, Barrière lui offrit une somme de mil écus qu'il eut la foiblesse d'accepter. Il découvrit l'endroit où étoit l'enfant, et en le livrant à Barrière il lui représenta que cette action alloit le perdre à jamais dans l'esprit de la duchesse de Rohan, qui lui avoit confié ce dépôt. Barrière le rassura en lui disant que le vrai moyen d'éviter ce reproche étoit de lui faire accroire que cet enfant étoit mort, et il lui marqua toutes les mesures qu'il devoit prendre pour lui faire annoncer cette fausse nouvelle. Barrière, fort content de son expédition, remit d'abord l'enfant entre les mains d'un domestique affidé du sieur de Ruvigny, qui le conduisit dans un couvent de religieuses dont la supérieure étoit parente du sieur de Ruvigny. De là Ruvigny le fit transporter au château de la Caillemotte, qui lui appartenoit

et qui n'étoit pas éloigné de la ville de Calais. Tancrède y demeura caché jusques à ce que la Sauvetat le vint prendre pour le mener avec lui en Hollande.

D'un autre côté Préfontaine, suivant le conseil que Barrière luy avoit donné, dépêcha un de ses enfans à Paris pour donner avis à madame la duchesse de Rohan que Tancrède venoit d'être attaqué d'une maladie si violente que l'on désespéroit de sa vie, et pour la prier de lui envoyer un médecin de Paris, n'y en ayant aucun dans la province qui osât se flatter de le pouvoir guérir. La duchesse fit partir aussitôt son médecin ordinaire, avec ordre de ne rien épargner pour lui conserver un enfant si précieux; mais le médecin rencontra sur sa route un homme aposté par le sieur de Préfontaine, qui lui dit qu'il étoit inutile qu'il allât plus loin, parce que l'enfant étoit mort, en le priant de retourner sur ses pas pour annoncer à madame de Rohan cette triste nouvelle, dont il lui raconta plusieurs circonstances que Préfontaine avoit imaginées pour la rendre vraisemblable.

La duchesse, qui comptoit sur la fidélité de Préfontaine et qui n'avoit pas le moindre soupçon des vues et des intrigues de sa fille, ne douta pas un instant de la vérité du rapport que lui fit son médecin. Elle apprit cependant quelque temps après que le bruit de l'enlèvement étoit répandu dans les environs du château de Breuil et de la maison de Préfontaine; on y avoit vu des soldats attroupés; c'en étoit assez pour donner quelque soupçon. La duchesse voulut en être éclaircie, et elle envoya en Normandie un de ses écuyers, nommé la Mettrie, pour savoir si ce bruit avoit quelque fondement; mais, après bien des recherches inutiles, la Mettrie revint dire à la duchesse que tout ce qu'il avoit

pu savoir, c'est que l'enfant étoit mort. Elle en donna aussitôt avis au duc de Rohan, qui étoit alors au camp de Rhinfeld, dans l'armée du duc de Weymar.

Le Roi n'avoit pas voulu lui permettre de rester à Genève, quoique ce fût un pays libre; il étoit toujours dans la dépendance de la cour par les grands biens qu'il avoit en France, et que l'on n'auroit pas manqué de confisquer une seconde fois s'il avoit osé désobéir aux ordres du Roi.

Mais il faut l'entendre raconter lui-même tout ce qu'il eut à souffrir de la part du cardinal de Richelieu, depuis qu'il eut quitté la Valteline, dans un mémoire écrit et signé de sa main, qui fut envoyé à sa femme et qui n'a point encore été imprimé.

« Je continue ici ce qui peut servir pour l'histoire de ma vie, ensuite de mes mémoires et des relations de ce qui s'est passé aux Grisons et Valteline; d'où étant sorti, comme je l'ai déduit dans le traité que j'ai fait de la conjuration des Grisons, je conduisis l'armée du Roi, par la Suisse, dans le bailliage de Gex, suivant les ordres de la cour; et moi, prévoyant le piège qui m'étoit préparė, je me retirai à Genève au commencement de mai de l'année 1637.

» Là je reçus divers avis de l'ordre qu'on avoit donné de m'arrêter aussitôt que je me serois joint à monsieur de Longueville, dans le comté de Bourgogne, où le Roi m'avoit commandé d'aller avec une partie de l'armée. » Cela me fit résoudre à me tenir à Genève, d'où j'écrivis à Sa Majesté pour la supplier d'agréer que je prisse un peu de repos; ce qui fut très mal reçu à la cour. On en jugea que j'avois été averti du dessein qu'on avoit formé contre moi.

» On ne laissa pas d'envoyer monsieur d'Estampes à

Châlons-sur-Saône, pour me persuader de venir; à quoy n'ayant voulu entendre, on eut recours à d'autres inventions que je déduirai ici succinctement.

» Le Père Joseph, digne ministre du maître qu'il servoit, aposta un certain personnage pour me venir trouver, de la part du cardinal infant, avec lettres dudit cardinal, par où il me proposoit, de la part du Roi d'Espagne, toutes les mêmes conditions que le duc de Weymar avoit de la France pour entrer avec une armée en Languedoc et y faire une puissante diversion. De prime abord je confesse que je fus surpris et crus la chose véritable; mais depuis, considérant cette lettre et la retournant de côté et d'autre, je reconnus la tromperie par la marque du papier, et dis en moi-même qu'il n'y avoit nulle apparence que le cardinal infant se fût servi du papier de France pour m'écrire, ayant le meilleur papier de l'Europe à Bruxelles.

>>> Ce second dessein contre moi leur ayant manqué, ils s'avisèrent d'un troisième, qui étoit de me dresser une embuscade pour me surprendre sur les terres du Roi.

>> Versoy, qui appartient à monsieur le Prince, à une lieue de Genève, fut choisi pour cela, et la compagnie des chevaux-légers dudit seigneur Prince, commandée par Mauvilliers, fut destinée pour faire une si magnanime et si généreuse exécution. Le point principal étoit de me faire aller à Versoy. Pour cet effet, on me dépêcha à Genève le sieur de Varennes, un des ordinaires de Sa Majesté, qui y arriva le 22 décembre 1637, et me présenta une lettre du Roi, par laquelle Sa Majesté me commandoit, incontinent ladite lettre reçue, de partir de Genève, et m'en aller à Venise pour y faire ma demeure. Je reconnus aussitôt la fourbe et la pièce qui m'étoit faite, ayant été averti que Mauvilliers, avec en

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