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Ainsi, monsieur Colletet m'a assuré que, lui ayant porté le monologue des Thuilleries, il s'arrêta particulièrement sur deux vers de la description du quarré d'eau, en cet endroit :

La cane s'humecter de la bourbe de l'eau,
D'une voix enrouée et d'un battement d'aile
Animer le canard qui languit auprès d'elle,

et qu'après avoir écouté tout le reste il lui donna de sa propre main cinquante pistoles (1), avec ces paroles obligeantes : « Que c'étoit seulement pour ces deux vers qu'il avoit trouvez si beaux, et que le Roi n'étoit pas assez riche pour payer tout le reste. » Monsieur Colletet ajoute encore une chose assez plaisante. Dans ce pas

notre Cardinal eust à peu près la mesme pensée et tesmoignast faire cas des personnes capables de publier avantageusement ses belles actions.

>> Il prenoit mesme un soin particulier de leurs pensions, voulant qu'ils en fussent payez exactement dès les premiers jours de l'année et sans aucun déchet. C'est pourquoy, se devant faire un décry des monnoyes sur la fin du mois de janvier, Son Eminence s'avisa, pour leur sauver le dommage qu'ils en eussent pu souffrir, d'enjoindre au sieur du Bournais, son premier valet de chambre, qui avoit soin des pensions, d'en différer le payement jusqu'à ce qu'il luy dist. Cependant la pluspart estant allés, au terme ordinaire, pour recevoir leurs pensions, furent extremement surpris de la réponse que leur fit du Bournais, qu'ils eussent un peu de patience, et eurent peur que ce ne fust pas tant un délay de peu de jours qu'un retranchement pour toujours. Mais l'alarme n'ayant duré que jusqu'à la fin du mois, ils receurent cette singulière marque de bonté avec de nouveaux ressentimens et d'extraordinaires tesmoignages de reconnois(Histoire du cardinal de Richelieu, liv. VII, chap. 2.) (1) Soixante, suivant cette épigramme de Colletet lui-même :

sance. >>

Armand, qui pour six vers m'as donné six cens livres,
Que ne puis-je à ce prix te vendre tous mes livres !

sage que je viens de rapporter, au lieu de: «La cane s'humecter de la bourbe de l'eau, » le cardinal voulut lui persuader de mettre : « Barbotter dans la bourbe de l'eau. » Il s'en défendit, comme trouvant ce mot trop. bas, et, non content de ce qu'il lui en dit sur l'heure, étant de retour à son logis, il lui écrivit une lettre sur ce sujet, pour lui en parler peut-être avec plus de liberté. Le Cardinal achevoit de la lire lorsqu'il survint quelques-uns de ses courtisans qui lui firent compliment sur je ne sais quel heureux succès des armes du Roi et lui dirent que rien ne pouvoit résister à Son Eminence. « Vous vous trompez, leur répondit-il en riant, et je trouve dans Paris même des personnes qui me résistent. » Et comme on lui eut demandé quelles étoient donc ces personnes si audacieuses: «Colletet, dit-il; car, après avoir combattu hier avec moi sur un mot, il ne se rend pas encore, et voilà une grande lettre qu'il vient de m'en écrire. » Il faisoit, au reste, représenter ces comédies des cinq auteurs devant le Roi et devant toute la cour, avec de très magnifiques décorations de théâtre. Ces messieurs avoient un banc à part, en un des plus commodes endroits; on les nommoit même quelquefois avec éloge, comme on fit à la représentation des Thuilleries, dans un prologue fait en prose, où, entre autres choses, l'invention du sujet fut attribuée à monsieur Chapelain, qui pourtant n'avoit fait que le réformer en quelques endroits; mais le Cardinal le fit prier de lui prêter son nom en cette occasion, ajoutant qu'en récompense il lui prêteroit sa bourse en quelque autre.

Or, ce fut environ ce temps-là que monsieur Corneille, qu'on avoit considéré jusques alors comme un des premiers en ce genre d'écrire, ayant fait représen

ter son Cid, fut mis, du moins par l'opinion commune, infiniment au-dessus de tous les autres. Il est malaisé de s'imaginer avec quelle approbation cette pièce fut reçue de la cour et du public. On ne se pouvoit lasser de la voir; on n'entendoit autre chose dans les compagnies; chacun en savoit quelque partie par cœur; on la faisoit apprendre aux enfans, et en plusieurs endroits de la France il étoit passé en proverbe de dire « Cela est beau comme le Cid. » Il ne faut pas demander si la gloire de cet auteur donna de la jalousie à ses concurrens; plusieurs ont voulu croire que le Cardinal lui-même n'en avoit pas été exempt, et qu'encore qu'il estimât fort monsieur Corneille, et qu'il lui donnât pension, il vit avec déplaisir le reste des travaux de cette nature, et surtout ceux où il avoit quelque part, entièrement effacez par celui-là. Pour moi, sans examiner si cette ame, toute grande qu'elle étoit, n'a point été capable de cette foiblesse, je rapporterai fidèlement ce qui s'est passé sur ce sujet, laissant à chacun la liberté d'en croire ce qu'il voudra et de suivre ses propres conjectures.

Entre ceux qui ne purent souffrir l'approbation qu'on donnoit au Cid et qui crurent qu'il ne l'avoit pas méritée, monsieur de Scudéry (1) parut le premier, en publiant ses observations contre cet ouvrage, ou pour se satisfaire lui-même, ou, comme quelques-uns disent, pour plaire au Cardinal, ou pour tous les deux ensemble. Quoi qu'il en soit, il est bien certain qu'en ce différent, qui partagea toute la cour, le Cardinal sembla pencher du côté de monsieur de Scudéry, et fut bien

(1) Georges de Scudéry, frère de mademoiselle de Scudéry, 'né au Havre en 1601, mort à Paris en 1667.

aise qu'il écrivit, comme il fit, à l'Académie Françoise, pour s'en remettre à son jugement. On voyoit assez le désir du Cardinal, qui étoit qu'elle prononçât sur cette matière; mais les plus judicieux de ce corps témoignoient beaucoup de répugnance pour ce dessein; ils disoient que « l'Académie, qui ne faisoit que de naître, ne devoit point se rendre odieuse par un jugement qui peut-être déplairoit aux deux partis, et qui ne pouvoit manquer d'en désobliger pour le moins un, c'est-à-dire une grande partie de la France; qu'à peine la pouvoiton souffrir sur la simple imagination qu'on avoit qu'elle prétendoit quelque empire en notre langue ; que seroitce si elle témoignoit de l'affecter et si elle entreprenoit de l'exercer sur un ouvrage qui avoit contenté le grand nombre et gagné l'approbation du peuple? que ce seroit d'ailleurs un retardement à son principal dessein, dont l'exécution ne devoit être que trop longue d'elle-même ; qu'enfin monsieur Corneille ne demandoit point ce jugement, et que, par les statuts de l'Académie et par les lettres de son érection, elle ne pouvoit juger d'un ouvrage que du consentement et à la prière de l'auteur.» Mais le Cardinal avoit ce dessein en tête, et ces raisons lui paroissoient peu importantes, si vous en exceptez la dernière, qu'on pouvoit détruire en obtenant le consentement de monsieur Corneille.

Pour cet effet, monsieur de Boisrobert, qui étoit de ses meilleurs amis, lui écrivit diverses lettres, lui faisant savoir la proposition de monsieur de Scudéry à l'Académie. Lui, qui voyoit bien qu'après la gloire qu'il s'étoit acquise il y avoit vraisemblablement en cette dispute beaucoup plus à perdre qu'à gagner pour lui, se tenoit toujours sur le compliment et répondoit : « Que cette occupation n'étoit pas digne de l'Académie ;

qu'un libelle qui ne méritoit point de réponse ne méritoit point son jugement; que la conséquence en seroit dangereuse, parce qu'elle autoriseroit l'envie à importuner ces Messieurs, et qu'aussitôt qu'il auroit paru quelque chose de beau sur le théâtre les moindres poètes se croiroient bien fondez à faire un procès à son auteur pardevant leur compagnie.» Mais enfin, comme il étoit pressé par monsieur de Boisrobert qui lui donnoit assez à entendre le désir de son maître, après avoir dit dans une lettre du 13 juin 1637 les mêmes paroles que je viens de rapporter, il lui échappa d'ajouter celles-ci : « Messieurs de l'Académie peuvent faire ce qu'il leur plaira; puisque vous m'écrivez que Monseigneur seroit bien aise d'en voir leur jugement et que cela doit divertir son Eminence, je n'ai rien à dire. » Il n'en falloit pas davantage, au moins suivant l'opinion du Cardinal, pour fonder la jurisdiction de l'Académie, qui pourtant se défendoit toujours d'entreprendre ce travail; mais enfin il s'en expliqua ouvertement, disant à un de ses domestiques: «Faites savoir à ces Messieurs que je le désire, et que je les aimerai comme ils m'aimeront. » Alors on crut qu'il n'y avoit plus moyen de reculer, et l'Académie s'étant assemblée le 16 juin 1637, après qu'on eut lu la lettre de monsieur de Scudéry pour la compagnie, celles qu'il avoit écrites sur le même sujet à monsieur Chapelain et celles que monsieur de Boisrobert avoit reçues de monsieur Corneille; après aussi que le même monsieur de Boisrobert eut assuré l'assemblée que monsieur le Cardinal avoit agréable ce dessein, il fut ordonné que trois commissaires seroient nommez pour examiner le Cid, et les Observations contre le Cid; que cette nomination se feroit à la pluralité des voix

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