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dans un temps où la Reine et le cardinal Mazarin, qui la gouvernoit, avoient un grand intérêt de ménager ces deux princes. Le frère aîné du comte de Chabot, nommé Charles, avoit été tué au siége de Lérida, où il servoit dans l'armée de monsieur le Prince en qualité de maréchal-de-camp. Le chevalier de Chabot, qui étoit leur cadet, commandoit le corps de réserve à la bataille de Nortlingue, et il avoit été tué sous les yeux du même prince au siége de Dunkerque. Le comte avoit servi pareillement sous ses ordres au siége de Thionville. Monsieur le Prince, qui avoit chéri et estimé ses deux frères, se fit un point d'honneur de favoriser son mariage, et, joignant son crédit à celui du duc d'Orléans, il obtint sans peine toutes les graces dont mademoiselle de Rohan vouloit être sûre avant que de l'épouser. Le brevet qui lui conservoit le titre et les honneurs de princesse, dont elle avoit joui jusques alors comme étant de la maison de Rohan, fut expédié le 23 mai 1645, et le mariage fut accompli le 6 juin de la même année.

L'expédition des lettres-patentes pour le duché-pairie se fit attendre plus longtemps; elles sont datées du mois de décembre 1648, et elles ne furent enregistrées au parlement que le 15 juillet 1652.

Le Roi y déclare qu'elles sont accordées pour satisfaire l'assurance qu'il avoit donnée à son cousin et à sa cousine, auparavant l'accomplissement de leur mariage, de faire revivre en leur faveur ledit duché-pairie; promesse qui a été comme une des conditions essentielles dudit mariage, sans lequel il n'eût pas été fait.

La Reine régente voulut absolument qu'il fût stipulé par le contrat de mariage que les enfans qui en naîtroient seroient élevés dans la religion catholique, et

par là ce mariage fut regardé à la cour comme avantageux à l'Etat; mais cette close déplut extrêmement aux huguenots, dont le parti étoit encore très puissant dans le royaume. Ils comprirent par là que mademoiselle de Rohan n'étoit que foiblement attachée à la religion protestante, et cette opinion donna des partisans à Tancrède, qui avoit été élevé dans cette religion et qui n'en connoissoit point d'autre.

Dans le temps que ce mariage faisoit le plus de bruit dans le monde, la duchesse douairière de Rohan reçut des avis certains, par une personne qu'elle ne nomme pas dans le Factum qu'elle publia, qui lui apprirent que Tancrède étoit encore vivant, et qu'il demeuroit actuellement dans la ville de Leyden, chez un marchand qu'on lui nomma.

La jeune duchesse de Rohan et son mari avoient déjà envoyé en Hollande un domestique affidé, nommé La Cosse, pour le tirer des mains du sieur Potenicq, sans que l'on puisse dire avec certitude ce qu'ils en auroient fait s'ils eussent été les maîtres de son sort.

Ils firent cette démarche sans en donner avis au sieur de la Sauvetat, qui étoit alors aux eaux d'Aix-la-Chapelle, et qui trouva fort mauvais qu'ils prétendissent disposer de cet enfant sans ca participation et à son insu, après tout ce qu'il avoit fait pour le soustraire à sa mère. La Cosse, étant arrivé à Leyden, alla trouver le sieur Potenicq, et lui dit qu'il venoit de la part de madame la duchesse de Rohan pour prendre l'enfant inconnu qui demeuroit chez lui et que l'on nommoit monsieur Charles; mais Potenicq, se souvenant de la parole qu'il avoit donnée à la Sauvetat, refusa nettement de le livrer, et il ne voulut pas même le lui laisser voir. La Cosse offrit une somme de trois mille écus

à l'écolier qui logeoit avec Tancrède s'il vouloit l'engager à le suivre et venir avec lui en France; mais il ne put jamais le gagner, et, quelque chose qu'il pût faire, le marchand persista toujours dans son refus, et tous ceux à qui La Cosse s'adressa suivirent son exemple. La Cosse, étonné de sa résistance, eut recours au comte d'Estrades, chargé des affaires du Roi en Hollande, où il jouissoit d'une grande considération. L'on croit que ce ministre, pressé par les lettres qu'il recevoit de France, alla lui-même chez Potenicq pour l'engager à remettre cet enfant à celui qui le demandoit; mais il ne put jamais le lui persuader, quoiqu'il fût l'homme du monde qui avoit le ton et le langage le plus persuasif. Le marchand hollandois, toujours fidelle à sa parole, disoit hautement que, quand même monsieur le prince d'Orange viendroit en personne lui demander cet enfant, il ne le lui livreroit pas. Le comte d'Estrades crut que le vrai moyen de vaincre l'opiniâtreté de Potenicq étoit de lui faire accroire qu'il feroit plaisir à monsieur de la Sauvetat s'il remettoit monsieur Charles au sieur de La Cosse, et il se servit pour cela d'un sergent de la compagnie de la Sauvetat, qui vint demander cet enfant de la part de son maître; mais le marchand, voyant que ce soldat n'avoit aucun ordre ni aucun billet signé de son capitaine, s'aperçut qu'on lui tendoit un piége et le renvoya sans livrer son dépôt.

La Sauvetat fut promptement averti, par les lettres que Potenicq lui écrivit à Aix-la-Chapelle, de ce qui se passoit à Leyden; il approuva fort la conduite du marchand, et lui recommanda de tenir ferme contre toutes les sollicitations que l'on pourroit lui faire dès qu'elles ne seroient pas avouées de lui. Cette alternative donna le temps à la duchesse douairière de Rohan d'envoyer

de son côté en Hollande son secrétaire, nommé Jean Rondeau, sieur de Montville, pour revendiquer en son nom la personne de Tancrède. Elle fit partir, quelque temps après, son maître d'hôtel, avec une procuration en bonne forme, qui autorisoit Rondeau à réclamer cet enfant au nom de sa mère. Dès qu'il fut muni de cette pièce autentique, il présenta requête au magistrat de Leyden.

La Cosse fit la même demande, et il eut l'effronterie de dire qu'il agissoit au nom de la mère. La procuration envoyée à Rondeau fit connoître son imposture, et il s'enfuit à Bois-le-Duc. Rondeau l'y poursuivit, comme ravisseur, par-devant le magistrat, qui fit mettre La Cosse en prison; mais il trouva moyen d'en sortir, ou par sa propre industrie, ou par le crédit du comte d'Estrades.

Rondeau, étant retourné à Leyden, obtint une sentence du magistrat qui ordonnoit au sieur Potenicq de lui remettre l'enfant qu'il étoit venu réclamer au nom de sa mère. La Sauvetat étoit si sûr de la fidélité de Potenicq que, s'il eût voulu soustraire Tancrède aux recherches de Rondeau, il en auroit été le maître; mais il fut si piqué de ce que la jeune duchesse de Rohan avoit envoyé La Cosse en Hollande sans lui en donner avis qu'il résolut de laisser aller le cours de la justice et qu'il ne fit aucune démarche pour le troubler.

Il expliqua là dessus ses véritables sentimens au sieur de Matras dans une lettre datée du 15 août 1645.

« Je vous puis assurer, lui dit-il, que si mon parent (c'est-à-dire le duc de Rohan-Chabot, qui étoit parent de la Sauvetat) en eût usé d'autre sorte, et qu'il ne se

fût point méfié de moi, il eût eu le petit enfant; mais il a envoyé un homme avec force argent pour séduire l'homme qui le gardoit, et lorsqu'il n'a pu le corrompre il s'est adressé à monsieur d'Estrades, lequel avoit gagné un de mes sergens pour obliger l'hôte à le rendre, se servant de mon nom et disant qu'il le garderoit pendant mon absence. Mais l'hôte a été incorruptible, il a donné le loisir à madame sa mère d'y envoyer Rondeau; vous savez le reste par lui. J'ai été bien surpris d'avoir trouvé tout ce désordre à mon retour d'Aix. Quand des gens veulent se faire du mal, je n'en suis point la cause. Je crois qu'ils fulminent bien contre moi; mais leur procédé me justifie. »

La Sauvetat étoit si persuadé de la légitimité de Tancrède que, dans une autre lettre datée du camp devant Hulst, il ne le nomme point autrement que monsieur le jeune duc.

Rondeau revint à Paris avec Tancrède et y arriva le 16 juillet 1645. Il est aisé de se figurer quelle fut la joie de la duchesse de Rohan, sa mère, en revoyant ce fils qu'elle croyoit avoir perdu.

Les manières de ce jeune homme se ressentoient un peu de la bassesse de son éducation. A cela près, il avoit l'air noble, le visage beau, et quelques traits de ressemblance avec le feu duc de Rohan. Il ne savoit parler que la langue flamande, et il étoit tellement accoutumé aux viandes grossières qu'il ne pouvoit souffrir les mets délicats que l'on servoit sur la table de sa mère. Il avoit toujours paru affligé de ne pas savoir quels étoient ses parents; lorsqu'il parloit de la paysanne qui avoit eu soin de lui dans le Woesterland, il l'appeloit sa mère; il donna ensuite le même nom à la femme du sieur

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