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Nijhoff 4-30-28 16143

HISTOIRE

DE

TANCRÈDE DE ROHAN.

Il n'y a point eu d'enfant dont l'état ait été constesté avec tant de chaleur et d'opiniâtreté que celui de Tancrède de Rohan. Le public a longtemps ignoré les preuves sur lesquelles il prétendoit établir sa qualité de fils du duc de Rohan; elles étoient demeurées ensevelies dans l'oubli, d'où elles sortent aujourd'hui pour la première fois. C'est ici un de ces événemens singuliers qui font voir tout ce que les hommes, aveuglés par des intérêts de famille et par des animosités personnelles, sont capables d'entreprendre pour obscurcir la vérité.

On sait que Henri, duc de Rohan, après avoir long

temps défendu les protestans rebelles contre les armes du Roi, ne pouvant plus leur opposer que les forces d'un parti qui s'affoiblissoit tous les jours par ses divisions, fut enfin obligé de faire un traité avec la cour, par lequel le Roi consentit à lui rendre tous ses biens qui avoient été confisqués, à condition qu'il sortiroit du royaume et demeureroit à Venise jusqu'à ce qu'il plût à Sa Majesté de le rappeller. On choisit exprès cette ville, parce que c'étoit un pays neutre, où l'on ne craignoit pas qu'il pût susciter de nouveaux ennemis à la France ni procurer au parti protestant de nouvelles

ressources.

Ce fut pour exécuter cette condition que le duc de Rohan se rendit à Venise sur la fin de l'année 1629. Il y trouva Marguerite de Béthune, sa femme, qui y étoit arrivée avant lui, et ils y vécurent ensemble, pendant quatorze ou quinze mois, dans la plus parfaite intelligence, couchant dans la même chambre et souvent dans le même lit.

Le zèle infatigable du duc de Rohan pour les intérêts de la religion protestante ne demeura pas oisif pendant son séjour à Venise. Se trouvant à portée d'avoir des correspondances à la cour de Constantinople, il fut bientôt en relation avec le patriarche Cyrille, qui avoit donné une confession de foi assez semblable à celle de Genève. Ce patriarche lui proposa d'acheter du GrandSeigneur le royaume de Chypre, pour la somme de deux cent mille écus, à la charge de payer tous les ans à la Porte un tribut annuel de vingt mille écus. On prétendoit que, par ce marché, l'île de Chypre rapporteroit plus au Grand-Seigneur qu'il n'en tiroit de revenu. Le patriarche en fit faire la proposition au Sultan, qui l'accepta.

Le duc de Rohan ne songea plus qu'à trouver l'argent nécessaire pour une emplette de cette conséquence, qui devoit le soustraire pour toujours à la domination de la France et le mettre en état d'offrir un asyle assuré aux protestans qui voudroient s'y établir. Il lui étoit difficile de payer au Sultan une somme de deux cent mille écus sans vendre une partie des biens qu'il avoit en France; il résolut d'y envoyer sa femme, quoiqu'elle fût grosse de sept mois, parce qu'il n'y avoit qu'elle qui fût en état de suivre et de consommer une affaire de cette importance. Sa grossesse, loin de le détourner de ce projet, ne servit qu'à l'y confirmer davantage, parce qu'ayant été jusqu'alors fort incommodée dans ses couches, il comptoit qu'elle seroit mieux soignée et mieux traitée à Paris que partout ailleurs. Il avoit beaucoup de confiance dans un vieux sénateur vénitien auquel il fit part de son dessein, et qui lui représenta que, si sa femme ne prenoit pas les précautions nécessaires pour que la cour et le public n'eussent aucune connoissance de son accouchement, le cardinal de Richelieu ne manqueroit pas de donner des ordres pour que l'on se saisit de l'enfant, surtout si c'étoit un garçon, et de le faire élever dans la religion catholique, afin d'ôter aux huguenots l'espérance de retrouver en lui un chef capable de marcher un jour sur les traces de son père. Le duc · de Rohan fut frappé de cette réflexion; il avoit trop mauvaise opinion du Cardinal pour ne pas juger qu'il étoit homme à lui enlever son fils, et, pour se délivrer de cette crainte, il convint avec la duchesse de Rohan qu'elle arriveroit et accoucheroit à Paris le plus secrètement qu'il seroit possible, qu'elle ne confieroit son enfant qu'à des mains sûres et fidèles, et qu'elle ne se montreroit en public qu'après qu'elle seroit relevée de ses couches.

La duchesse partit de Venise le 8 octobre 1630, et vint droit à Paris, en litière, menant avec elle la princesse Marguerite, sa fille unique, qui étoit alors âgée de quatorze ans, et une seule fille de chambre. La duchesse avoit tellement réglé sa marche qu'elle arriva pendant la nuit, et, au lieu de descendre à l'hôtel de Rohan, elle se logea chez une demoiselle de ses amies que l'on avoit mise dans le secret. Elle y demeura cachée pendant quelque temps, sans se faire voir à personne, pas même à ses plus proches parens, et, les neuf mois de sa grossesse étant finis, elle y accoucha d'un fils, le 18 décembre 1630, entre onze heures et midi, en présence de la dame Milet, sa sage-femme, de la demoiselle chez qui elle étoit logée, d'une autre femme qui demeuroit dans la maison et de son apothicaire ordinaire. Marguerite de Rohan étoit, pendant ce tempslà, dans une chambre voisine, avec la fille de chambre qu'on avoit amenée de Venise, et l'on ne lui cacha pas que madame sa mère venoit de lui donner un frère, en lui recommandant, comme aux autres, un secret inviolable. L'apothicaire fut chargé de faire nourrir l'enfant et d'en prendre soin. Peu de jours après, la duchesse alla s'établir à l'hôtel de Rohan, où elle demeura un mois sans sortir, feignant qu'elle étoit nouvellement arrivée et qu'elle se ressentoit de la fatigue du voyage.

Sept jours après la naissance de son fils, la dame Milet la vint avertir qu'il étoit à l'extrémité. Il n'avoit pas encore reçu le baptème; la duchesse, allarmée de cet accident, dit à la sage-femme qu'il falloit se hâter de le faire baptiser, et qu'il n'y avoit qu'à le porter à la paroisse de Saint-Paul, où l'on le baptisa sous un nom faux et supposé.

Sa santé se rétablit, et la duchesse, sa mère, atten

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