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guet, a donné à cet auteur une preuve de la confiance qu'il a en lui, en adoptant son opinion.

Le contemplateur Molière, occupé sans relâche à épier les ridicules de son siècle, avoit-il besoin du poëte Espagnol pour appercevoir ce qu'il trouvoit alors à chaque pas dans les sociétés de Paris? Comment une pièce d'intrigue, dont les méprises, les quiproquo, l'imbroglio machinal, et le choc d'événemens, toujours cher aux Espagnols, font le principal mérite, auroit-elle donné la naissance à une comédie de caractère et de mœurs? Quelques égards qu'on doive aux talens de M. Linguet, on ne peut être de son avis sur la découverte qu'il croit avoir faite.

Il est vrai que, dans la scène seconde de la dernière journée*, on parle d'une Béatrix qui a conçu une idée étonnante de son esprit, qui a appris le Latin, qui fait des vers Espagnols....qui méprise l'amour, qui n'a jamais regardé un homme en face, et qui est persuadée que, si on prenoit avec elle cette liberté, on tomberoit mort sur-le-champ, etc.

Si ce caractère donné ne produit rien dans le cours de l'ouvrage, s'il n'est le fond d'aucune scène et d'aucun développement, il ne fait pas plus une comédie, qu'un caractère de la Bruyère n'en fait une; et voilà ce qui arrive dans la pièce Espagnole. En un mot, c'est comme si on vouloit que Molière, qui ne savoit pas l'Anglois, eût pris l'idée de son Tartuffe dans la pièce du Mariage de Ville (The City Match) de Gaspard de Mayne, son contemporain, parce qu'on y voit un certain

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Scrupule qui glace un dîner avec ses longues prières, et qui a dépêché plutôt un chapon qu'il ne l'a béni," et parcequ'on y trouve une Doréas, suivante d'Aurélie, à laquelle il

* Les Espagnols divisent leurs pièces en journées; cela les exempte de la règle de l'unité de tems.

faut prouver
"miner à coëffer sa maîtresse."

66 que les fers à friser sont permis, pour la déter

Tel est, en général, l'abus de ces recherches d'imitations prétendues, qu'indique, souvent la jalousie secrète qu'on a contre les grands hommes, et qu'augmente chez plus d'un littérateur le petit orgueil de paroître plus instruit qu'un autre. De pareils motifs ne peuvent pas, sans doute, être attribués à M. Linguet; mais nous sommes fâchés de le voir regretter que Molière n'ait pas encore imité la scène sixième de la troisième journée: cette scène n'est rien, et ne produiroit rien dans les Femmes Savantes.

Nous avons encore à défendre cette comédie contre un célèbre académicien, un écrivain éloquent, un penseur profond, dont la plupart des opinions entraînent avec tant de force. Voici ce qu'il dit, pag. 174 et suivantes, de son ingénieux ou vrage sur les Femmes.

"Molière mit la folie à la place de la raison, et l'on peut "dire qu'il trouva l'effet théâtral plus que la vérité .... Dans "un siècle où les mœurs générales sont corrompues par l'oisi"veté, où tous les vices se mêlent par le mouvement, et où

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on ne peut plus remplacer ou suppléer les vertus que par les "lumières; au lieu de détourner les femmes d'acquérir des "connoissances et de s'instruire, il falloit les y encourager. "Armande et Philaminthe sont des êtres très-ridicules, j'en "conviens, et qui méritent qu'on en fasse justice; mais le "bon-homme Chrysale, qui, dans sa grossièreté franche et "bourgeoise, renvoie sans cesse les femmes à leurs dés, leur "fil, et leurs aiguilles, et ne veut pas qu'une femme lise et "sache rien, hors veiller son pot, n'est plus du siècle de "Louis XIV; c'étoit remonter à deux cents ans," etc.

Il est vrai que M. Thomas avertit, dans une note, qu'il

n'improuve ce caractère que “ du côté moral, et indépendam

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ment des effets de théâtre ;" mais en continuant ses observations sur cette pièce, il croit que Molière eût plus habilement fait contraster avec ses deux folles "une femme jeune et aimable, qui eût reçu, du côté des connoissances et de l'esprit, "la meilleure éducation, et qui eût conservé toutes les graces "de son sexe, qui sût penser profondément, et qui n'affectât rien, qui couvrit d'un voile doux ses lumières, et eût tou'jours un esprit facile, de manière que ses connoissances acquises parussent ressembler à la nature, etc. etc. etc. "Peut-être alors la comédie de Molière,” dit-il, “eût pré“senté, pour le siècle poli et corrompu de Louis XIV, à côté "du ridicule, une leçon; et dans les femmes, l'usage heureux "des lumières à côté de l'esprit."

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Nous oserons le dire, malgré la juste et très-sérieuse considération que nous avons pour ce critique, nous soupçonnons ici quelques erreurs de goût, que notre respect pour Molière nous force de dévoiler.

1o. Pouvoit-on écrire avec quelque justesse que le rôle de Chrysale remonte à deux cents ans au-delà du siècle de Louis XIV, puisqu'il seroit encore du nôtre, et qu'un bourgeois, sensé à la vérité (ce qui n'est plus commun), pourroit dire aujourd'hui les mêmes choses que dit Chrisale, s'il se trouvoit dans les mêmes situations?

En effet, est-ce Molière qui remonte deux cents ans au-delà de son siècle, où est-ce l'Observateur qui fait descendre le siècle de Louis XIV jusqu'au nôtre, dans lequel tant de bourgeois, ainsi que leurs femmes, se croient si plaisamment au-dessus des bourgeois que peignoit et que corrigeoit notre poëte comique?

En 1650, une bourgeoise n'étoit pas, comme aujourd'hui,

dispensée de tous ses devoirs, par le nombre de gens et d'ou, vriers de toute espèce que le luxe de son mari entretient autour d'elle, pour l'en débarrasser. Ne sortons point de la maison de Philaminte; une servante grossière et un petit garçon composent tout le domestique de Chrysale, qui a chez lui sa femme, une sœur, et deux filles. Avec un peu de réflexion, ne senton point que, dans une pareille maison, toute distraction aux soins du ménage, quelque légère qu'elle puisse être, n'y peut apporter que le trouble et le désordre, et que Chrysale a la plus grande raison de s'indigner qu'on chicane sa servante sur, des mots impropres, qu'on la détourne du soin de son pot*, et qu'on veuille disposer malgré lui de sa fille Henriette, le seul être intéressant de sa famille, contraste le plus heureux que Molière ait pu opposer à ses folles, et le modèle le plus parfait qu'il ait pu proposer aux jeunes personnes?

Cet auteur inimitable, et si digne des respects d'un homme de lettres, a donc peint la nature telle qu'elle étoit de son tems, et tant pis pour nous si ce n'est plus celle d'un siècle fastueux et vain, comme s'il étoit encore riche et dissertateur, comme s'il lui étoit ordinaire d'être raisonnable.

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22. En supposant que le modèle de la femme parfaite, dessiné par M. Tho.., ait quelque réalité, il faut convenir du moins qu'il doit être rare dans tous les tems. Or, ces brillantes exceptions à la règle générale, ne sont pas faites pour être offertes sur nos théâtres. Ce sont des tableaux exposés chaque jour sous les yeux de tout le monde qu'il y faut présenter, et très-rarement la perfection à laquelle on croit peu, et qui dés-·

* Qu'est-ce qu'on mettra au-dessus du bon-homme Chrysale, qui prêche toujours pour son pot? Voyez les idées sur Molière, qui font beaucoup d'honneur au goût et à la sagacité de M. de la Harpe, Mercure de Déc. 1770.

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espère plus qu'elle n'encourage. Un des plus mauvais caractères qu'on pût dessiner pour la scène, seroit celui de Grandison; Molière connoissoit trop son art, pour le refroidir par et sérieux contraste d'une femme sans défauts.

le grave

Nous l'avons observé pour le Tartuffe ; le célèbre la Bruyère se compromit également, en préférant au caractère qu'avoit dessiné Molière, celui d'un faux dévot intérieur, inagissant et passif: tant il est vrai que même un très-habile homme peut s'égarer en prononçant sur un art qu'il n'a point pratiqué.

Un fragment de lettre du P. Rapin au comte de Bussi, et la réponse de ce fameux exilé au savant Jésuite, que nous allons transcrire ici, prouveront en même tems, et qu'il n'est point d'ouvrage à l'abri de toute critique, et qu'aucun d'eux n'apperçut que le rôle de Chrysale remontoit à 200 ans au-delà de leur siècle, ce qui auroit dû être une observation des contemporains de Molière, qui sur-tout le jugeoient après sa

mort.

Lettre du P Rapin à M. le comte de Bussi, du 25

Mars 1673.

"Je vous envoie, monsieur, les Femmes Savantes de "Molière; vous y trouverez des caractères qui vous plairont, "et des choses fort naturelles. La querelle des deux auteurs, "le caractère du mari, qui est gouverné, et qui veut paroître "le maître, ont quelque chose d'admirable, aussi bien que "le caractère des deux sœurs. Le ridicule des Femmes Sa"vantes n'est pas tout-à-fait poussé à bout; il y a d'autres "ridicules plus naturels dans ces femmes, que Molière a "laissé échapper, et ce n'est pas le plus beau: néanmoins, "à tout prendre, vous serez content. Je ne laisse pas de

66 vous en demander votre avis," etc. etc.

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