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cette actrice y paroissoit tantôt sous la figure d'une bergère, et tantôt sous les habits d'un berger.

Molière ne donna cette comédie à Paris que dans la forme où nous la voyons, et en supprimant La Pastorale, dont on ne parle que comme d'un divertissement prêt à être joué, mais qui est interrompu par le dénouement de la pièce.

"La Comtesse d'Escarlagnas," a-t-on écrit, " n'est "qu'une peinture simple des ridicules qui étoient alors répandus "dans la province, d'où ils ont été bannis, à mesure que le

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goût et la politesse s'y sont introduits." Ne diroit-on pas que cette pièce ne doit aujourd'hui ressembler à rien? Il n'est cependant pas rare de rencontrer encore dans la province, et même dans la capitale, des femmes presque aussi ridicules et presque aussi extravagantes que la comtesse de Molière. M. le conseiller et M. le receveur des tailles n'y sont pas plus introuvables. M. de Voltaire lui-même, en tirant aussi madame de Croupillac de la ville d'Angoulême, a conservé à cette folle plus d'un des traits de celle de notre auteur. Dancourt, Le Sage, et plusieurs autres, ont peint, long-tems après, des originaux bien approchans de M. Harpin et de M. Tibaudier. Enfin, le plaisir que fait toujours cette farce de caractère, est une preuve que "le goût de la société et la politesse " aisée qui règnent en France," n'en ont pas fait disparoître entièrement la fade galanterie de la robe, la grossière tendresse de la finance, et la fausse imitation du haut ton chez quelques bégueules de province.

Ce n'est point sans motif que Molière, dans la première scène de cette pièce, fait dire au vicomte qu'il a été arrêté par un importun nouvelliste, qui lui a fait essuyer une fatigante lecture de toutes les méchantes plaisanteries de la Gazette de Hollande. Il tient, ajoute-t-il, que la France est battue en

SUR LA COMTESSE D'ESCARBAGNAS. 145

ruine par la plume de cet écrivain, et qu'il ne faut que ce belesprit pour défaire toutes nos troupes, &c. Molière, dans un ouvrage destiné à une fête que le roi donnoit à Madame, saisit cette occasion de plaire à son maître indigné contre le gazeticr insolent des Provinces-Unies, qui s'étoit permis des choses injurieuses pour Louis XIV et pour la nation Françoise, depuis la paix signée à Aix-la-Chapelle, en 1668.

Le Martial qui fait des gants, et dont on parle dans la scène seizième, étoit un valet-de-chambre de Monsieur, marchandparfumeur à Paris, déjà connu par une fête singulière qu'il avoit donnée en 1652, et dont Loret avoit rendu compte dans une de ses lettres en vers.

Quant à la scène dix-neuvième, où M. Bobinet, précepteur de M. le comte, fait réciter à son élève sa leçon de la veille, on prétend que Molière avoit eu en vue de peindre ce qui étoit arrivé chez madame de Villarceaux en pareille circonstance; il tenoit cette anecdote de son amie Ninon Lanclos, dans les mémoires de laquelle on trouvera ce fait. On verra que Molière, en cherchant à profiter de cette scène plaisante, l'a rendue moins honnête. Ce qui peut l'excuser un peu, c'est que le rôle de la Comtesse étoit alors joué par un homme excellent pour ces sortes de travestissemens. Les rôles de madame Pernelle, de madame Jourdain, de madame De Sotenville, et celui de la comtesse d'Escarbagnas, avoient été faits exprès pour lui. Il s'appeloit André Hubert, mort en 1700; il avoit joué aussi La Devineresse.

Dans quelques éditions de Molière, on trouve, après la comédie de La Comtesse d'Escarbagnas, un sonnet sous le titre de Bouts-rimés commandés sur le bel air. Ce sonnet, peu digne de notre auteur, a été retranché des dernières éditions. Il paroît que c'étoit le prince de Condé qui avoit exigé de lui

VOL. VIII.

cette complaisance: et tel est le sort des ouvrages de commande, qu'ils sont toujours fort au-dessous du talent de ceux à qui ils sont demandés.

Molière, au reste, en remplissant les rimes données, avoit fait la critique de cette puérile occupation, alors de mode; et cet objet d'utilité excuse un peu la médiocrité de l'ouvrage. D'ailleurs, comme il se trouve dans l'édition de 1682, faite par deux amis de Molière, on ne peut guères douter qu'il ne soit son ouvrage. Quoi qu'il en soit, le voici:

Que vous m'embarrassez avec votre grenouille
Qui traîne à ses talons le doux mot d'hypocras!
Je hais des bouts rimés le puéril fatras,
Et tiens qu'il vaudroit mieux filer une quenouille.

La gloire du bel air n'a rien qui me chatouille;
Vous m'assommez l'esprit avec un gros platras,
Et je tiens heureux ceux qui sont morts à Coutras,
Voyant tout le papier qu'en sonnets on barbouille.
M'accable derechef la haine du cagot,

Plus méchant mille fois que n'est un vieux magot,
Plutôt qu'un bout rimé me fasse entrer en danse.

Je vous le chante clair comme un chardonneret ;
Au bout de l'univers je suis dans une manse,
Adieu, grand prince, adieu; tenez-vous guilleret.

LA COMTESSE D'ESCARBAGNAS,

COMEDIE.

SCENE I.

JULIE, LE VICOMTE.

LE VICOMTE.

HE, quoi! madame; vous êtes déjà ici?

JULIE.

Oui. Vous en devriez rougir de honte, Cléante; et il n'est guère honnête à un amant de venir le dernier au rendez-vous,

LE VICOMTE.

Je serois ici il y a une heure, s'il n'y avoit point de fâcheux au monde; et j'ai été arrêté en chemin par un vieux importun de qualité, qui m'a demandé tout exprès des nouvelles de la cour, pour trouver moyen de m'en dire des plus extravagantes qu'on puisse débiter; et c'est-là, comme vous savez, le fléau des petites villes, que ces grands nouvellistes qui cherchent par-tout où répandre les contes qu'ils ramassent. Celui-ci m'a montré d'abord deux feuilles de papier, pleines jusques aux bords d'un grand fatras de balivernes, qui viennent, m'a-t-il dit, de l'endroit le plus sûr du monde. Ensuite, comme d'une chose fort curieuse, il m'a fait avec grand mystère une fatigante lecture de toutes les méchantes plaisanteries de la gazette de Hollande, dont il épouse

les intérêts. Il tient que la France est battue en ruine par la plume de cet écrivain, et qu'il ne faut que ce belesprit pour défaire toutes nos troupes; et de là s'est jeté à corps perdu dans le raisonnement du ministère, dont il remarque tous les défauts, et d'où j'ai cru qu'il ne sortiroit point. A l'entendre parler, il sait les secrets du cabinet mieux que ceux qui les font. La politique de l'état lui laisse voir tous ses desseins; et elle ne fait pas un pas, dont il ne pénètre les intentions. Il nous apprend les ressorts cachés de tout ce qui se fait, nous découvre les vues de la prudence de nos voisins, et remue, à sa fantaisie, toutes les affaires de l'Europe. Ses intelligences même s'étendent jusqu'en Afrique et en Asie; et il est informé de tout ce qui s'agite dans le conseil d'en-haut du Prêtre-Jean et du Grand-Mogol.

JULIE.

Vous parez votre excuse du mieux que vous pouvez, afin de la rendre agréable, et faire qu'elle soit plus aisé

ment reçue.

LE VICOMTE.

C'est-là, belle Julie, la véritable cause de mon retardement; et si je voulois y donner une excuse galante, je n'aurois qu'à vous dire que le rendez-vous que vous voulez prendre peut autoriser la paresse dont vous me querellez; que m'engager à faire l'amant de la maîtresse du logis, c'est me mettre en état de craindre de me trouver ici le premier; que cette feinte où je me force n'étant que pour vous plaire, j'ai lieu de ne vouloir en souffrir la contrainte que devant les yeux qui s'en divertissent; que j'évite le tête-à-tête avec cette comtesse ridicule dont vous m'embarrassez; et, en un mot, que, ne venant ici que pour vous, j'ai toutes les raisons du monde d'attendre que vous y soyez.

JULIE.

Nous savons bien que vous ne manquerez jamais d'es

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