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Cet ouvrage est un de ceux auxquels il employa plus de tems; car on doit se souvenir que madame Dacier ne s'arrêta dans son projet bizarre d'immoler Molière à Plaute, à l'occasion d'Amphytrion, que par la crainte qu'elle eut des Femmes Savantes, dont on parloit déjà en 1668.

Il n'en faut pas moins admirer les efforts de génie qu'il dut faire pour tirer une comédie en cinq actes d'un fonds en apparence si stérile, et qui sembloit, comme l'inimitable farce des Précieuses, n'offrir que quelques scènes.

C'est ainsi que nous avons vu, de notre tems, le sublime auteur de la Métromanie agrandir, par l'art ingénieux du théâtre, un sujet dont l'étonnante fécondité n'est due qu'à sa riante imagination, et à l'adresse qu'il a eue de faire entrer dans sa fable ce qu'il y avoit alors d'anecdotes et piquantes et relatives au caractère qu'il traitoit.

Molière, avec le même secours, s'ouvrit un champ vaste et fertile, où d'autres yeux que les siens n'auroient vú

landes indéfrichables.

que des

Le fameux Cotin, déjà si connu par les écrits de Despréaux, avoit eu l'imprudence, en repoussant les attaques réitérées du poëte satyrique, d'insulter Molière, dont il n'avoit jamais eu à se plaindre*,

Cette mal-adresse pouvoit seule lui mériter, de la part de notre auteur, la préférence sur tous les sots de son état; mais ses ridicules particuliers en faisoient si complettement un personnage théâtral, qu'ils dûrent déterminer le choix que Molière avoit à faire d'une victime principale.

Pédant bel-esprit, ennemi sans pudeur de tous les gens célèbres qui vivoient alors, plus ennemi du goût et du bon sens, l'abbé Cotin, de la même bouche dont il osoit annoncer les

* Voyez la Critique Désintéressée des Satyres du tems.

vérités sacrées, alloit débiter dans le monde de petits madrigaux d'une insipide galanterie*. Il étoit le plus vain de tous ceux qui entretenoient dans quelques sociétés ce jargon moitié savant et moitié fade, qui lassoit la patience de tous les gens d'un véritable esprit. N'étoit-il pas naturel que le nom et les ouvrages de ce rimeur avili vinssent se placer d'eux-mêmes sous le pinceau de notre peintre national, lorsqu'il traça le tableau des Fausses Savantes, dont l'abbé étoit la coqueluche et le Coryphée?

Sans doute on reconnut aux représentations de cette pièce le pauvre Cotin, qu'on y appeloit d'abord Tricotin, et que depuis on y nomma plus plaisamment encore, Trissotin. Mais que prétendoit poursuivre Molière? Un ridicule incommode et impuni dans la société. Ce n'est point à l'honneur que touchent ces matières, avoit-il dit dans la scène première du quatrième acte de son Misantrope; et en effet, il ne prête à Cotin aucun des vices qui entraînent la flétrissure.

Ce froid rimeur, cet insolent ennemi de tous les talens, cet intrigant dangereux par les dupes illustres dont son manège l'avoit fait entourer; Cotin enfin ne perdoit rien d'essentiel; il n'étoit blessé que du côté de l'amour-propre le moins fondé†.

S'il eût abjuré un talent pour lequel un cri général l'avoit décidé si peu fait, s'il fût devenu modeste et simple citoyen, rien ne l'eût empêché, après les Femmes Savantes, de jouir paisiblement de tous les droits essentiels à cette qualité; il y eût

* Voyez les réponses aux Questions d'un Provincial, où Bayle reproche à Cotin d'avoir prétendu associer innocemment les qualités très-incompati bles de poete galant, et de prédicateur de l'évangile.

+ La qualité dont l'abbé Cotin aimoit à s'honorer, étoit celle de père de l'Enigme Françoise. "Elle me fut donnée," dit-il, " par quelques personnes de mérite et de condition." Voyez son Discours sur les Enigmes.

eu même, dans la justice qu'il se seroit rendue, un certain héroïsme plus glorieux pour lui que son opiniâtre persévérance.

La loi ne doit couvrir de son bouclier que celui qu'on attaque dans son honneur, et ce bien précieux n'est relatif qu'à la conduite et aux mœurs. Cotin ne fut attaqué par aucun de ces

endroits.

La comédie des Femmes Savantes ne pourra donc jamais servir d'excuse légitime à ces libelles publics, où l'on oseroit imputer à des individus des vices capitaux qui tendroient à les déshonorer.

L'impiété, l'improbité même, voilà les reproches que fit Aristophane à Socrate; et nous prononçons tous les jours que ce fut un abus criminel de l'art, en donnant encore à Socrate le nom de sage. Tel est le genre de comédie qui ne peut naître et se supporter que dans les désordres de l'anarchie, et dont l'atile censure et la vigilance d'une police éclairée doivent nous mettre à couvert.

Personne n'a mieux connu que Molière, et l'étendue et les bornes de son art; on peut même dire que c'est la justesse de sa raison et de son esprit qui les a fixées. Il ne s'est point mis à la place de la législation, qui a seule le droit de prononcer sur le crime*. Il sentit que sa mission ne commençoit qu'au point où la loi n'étend plus son glaive, et qu'il n'avoit à purger la société que de ces inconimodités impunies, dont les ridicules et la sottise ne cessent de la fatiguert. Il savoit sur-tout que ce supplément à la police générale ne peut faire excuser sa har

* "Je ne saurois me divertir des personnages qui méritent le fouet, le "pilori, et les galères, ni des actions dont le bourreau devroit faire la catastrophe." Palaprat, Discours sur l'Important.

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+ M. de Saint-Lambert, dans son excellent discours de réception à

diesse que par l'utilité dont il est, par l'amusement qu'il procure, et par les rires qu'il excite. Il est cruel et dégoûtant de faire tomber en public le masque d'un lépreux; il est plaisant d'arracher celui d'un fat.

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Cependant si la chûte des mœurs ne laissoit plus voir comme un vice grossier ce qui l'est en effet; si, par un relâchement des ressorts de la machine publique, les lois pénales se taisoient trop long-tems sur des désordres qu'elles devroient arrêter, peutêtre alors la muse du théâtre, munie du sceau du gouvernement, pourroit-elle porter ses regards sur ces objets. Mais, nous l'avons dit ailleurs, lorsque Molière s'ouvrit la carrière du théâtre, les lois de toute espèce venoient de rentrer dans leur vigueur; et ce vrai philosophe, aussi rempli de sagesse que de génie, ne dut envisager que la sottise et le ridicule à poursuivre, puisqu'aucune législation, depuis celle de Sparte, n'avoit prononcé contre eux.

C'est donc bien gratuitement que l'illustre Bayle, dans ses Nouvelles de la République des Lettres, tom. 1. pag. 204. reproche à Molière d'avoir borné les défauts dont il avoit corrigé la ville et la cour, " à certaines qualités qui ne sont pas "tant un crime, qu'un faux goût et un sot entêtement." Ce grand critique avoit trop peu réfléchi sur le genre de la comédie, pour voir que notre auteur étoit, par cet endroit même, digne des plus grands éloges, et qu'il eût infailliblement perdu la gaîté de son art, si, négligeant le ton léger d'Horace, il se fût armé du poignard de Juvénal, que d'ailleurs on lui eût fait quitter. Bayle n'est pas le seul homme rempli de beaucoup

l'Académie Françoise, dit que Molière, avec plus de force et de philosophie que le sévère Despréaux et le sage la Bruyère, poursuivoit les vices et les défauts que ne punissent point les lois.

de talens et de connoissances, à qui celle du théâtre ait été presque étrangère.

Pour revenir à la victime principale des Femmes Savantes, on ne voit nulle part qu'aucun des grands protecteurs de l'abbé Cotin se soit plaint de la manière dont il fut traité. L'Acadé mie Françoise, dont il étoit membre, alla, huit jours après la première représentation de cette pièce, remercier en corps le roi, qui venoit de se déclarer le protecteur de cette illustre compagnie. On n'y parla point du malheureux confrère, qui ne se trouva pas à cette cérémonie, "dans la crainte," dit quelques jours après le sieur de Visé, "qu'on ne crût qu'il "s'étoit servi de cette occasion pour se plaindre au roi de la "comédie qu'on prétend que M. de Molière a faite contre " lui*."

M. de Voltaire, trompé, comme beaucoup d'autres, par la tradition et par M. l'abbé d'Olivet même, a cru que cet auteur, accablé de ce dernier coup, étoit tombé dans une mélancolie qui bientôt l'avoit conduit au tombeau; mais, six ans après les Femmes Savantes, nous le voyons encore, à la réception de l'abbé Colbert, entreprendre de lire, devant l'assemblée la plus brillante et la plus nombreuse, un discours de philosophie, qu'il n'acheva pas, à la vérité, à cause de la foiblesse de sa voix. Plaignons moins la médiocrité justement humiliée; elle tire bien du courage de son ridicule orgueil.

Nous venons de lire avec étonnement, dans la Traduction du Théâtre Espagnol, par M. Linguet, que la pièce de Calderone, intitulée, On ne ladine point avec l'Amour, avoit fourni à Molière l'idée des Femmes Savantes; un de nos journalistes, en rendant compte de cette Traduction de M. Lin

* Voyez le premier Mercure Galant, nouvelle du 19 Mars 1672.

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