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troupe du Palais-Royal, qui, ayant sur Grimarest l'avantage d'avoir vécu avec le grand homme dont elle parle, assure qu'il était complaisant et doux'.

Molière chercha dans la tranquillité de son intérieur un remède à sa douleur. Mademoiselle De Brie ne l'avait pas quitté, et l'intérêt qu'elle avait pris à ses tourmens avait vivement excité sa reconnaissance. Après cette rupture avec mademoiselle Molière, il renoua ses liaisons avec son ancienne amie'. Quelqu'un lui témoignait un jour son étonnement de l'attachement qu'il avait pour une femme qui, disait-il, avait beaucoup de défauts. « Je les connais, répondit Molière; j'y suis accoutumé, et il faudrait que je prisse trop sur moi pour m'accommoder aux imperfections d'une autre. Je n'en ai ni le temps ni la patience3.» La Fontaine redoutait de même les amours superbes, et regardait une grisette comme un trésor;

On en vient aisément à bout,

On lui dit ce qu'on veut, bien souvent rien du tout.

Bien qu'on lise dans la Vie de Grimarest, que cette actrice n'était pas belle, que c'était un vrai

1. Grimarest, p. 247 et suiv. - Lettre sur Molière et sa troupe, insérée au Mercure, mai 1740.

2. Histoire du Théâtre français ( par les frères Parfait), t. XII, P. 472.

3. Grimarest, p. 251.

squelette, il demeure constant, par le témoignage de plusieurs contemporains, qu'elle était grande, bien faite, et extrêmement jolie. La nature lui accorda le don de conserver un air de jeunesse jusque dans un âge fort avancé. Quelques années avant sa retraite, ses camarades l'engagèrent à céder le rôle d'Agnès de l'École des Femmes à mademoiselle Du Croisy. Quand celle-ci entra en scène pour le remplir, le parterre demanda avec tant de chaleur mademoiselle De Brie, qu'on fut forcé de l'aller chercher chez elle, et qu'elle se vit obligée de venir jouer dans son habit de ville. Elle fut accueillie par plusieurs salves d'applaudissemens, et prit le parti de conserver ce rôle jusqu'à la fin de sa carrière théâtrale. On prétend qu'elle le jouait encore à soixante ans. Le quatrain suivant, qui fut fait pour elle, semble renfermer une allusion à l'anecdote que nous venons de rapporter :

Il faut qu'elle ait été charmante,

Puisque aujourd'hui, malgré les ans,
A peine des attraits naissaus

Égalent sa beauté mourante 1.

Le même biographe a assez compté sur la crédulité de ses lecteurs pour avancer encore qu'elle

1. La Fameuse comédienne, p. 9 et go. - Note de M. Tralage, citée t. XII de l'Histoire du Théâtre français. - Petitot, p. 58.

n'avait pas le sens commun1. A qui espérait - il donc faire croire que notre premier comique se plut à entretenir d'aussi longues liaisons avec un vrai squelette privé du commun bon sens. On en cherche en vain dans ces assertions.

C'est peut-être ici l'occasion de peindre les rapports de Molière avec les hommes qu'il jugeait dignes de son amitié. Sa société la plus habituelle se composait de Boileau, de La Fontaine, de Chapelle, de Racine, de Mignard, de l'abbé Le Vayer (37), de Jonsac, de Desbarreaux, de Guilleragues, de Rohault, et d'un très-petit nombre d'autres hommes d'esprit. Molière, La Fontaine et Racine se réunissaient deux ou trois fois la semaine chez Boileau, qui demeurait alors dans une maison de la rue du Vieux-Colombier'; ils y soupaient, et discouraient ensemble sur la littérature, quand l'épicurien Chapelle, qui était aussi fréquemment de ces parties, leur permettait de parler raison.

La Fontaine, dans sa Psyché, a dépeint ces heureux entretiens; et le tendre souvenir qu'il en avait conservé, la douce émotion avec laquelle il en parlait encore quelques années après, peuvent

1. Grimarest, p. 257.

2. Titon du Tillet, Parnasse français, édit. in-12 de 1727, p. 141. - Vie de Chapelle (par Saint-Marc), p. Ixij de l'édition des OEuvres de Chapelle et de Bachaumont, 1755.

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faire juger du bonheur qu'y goûtèrent ces hommes que leur amitié réunit de leur vivant, comme l'admiration de la postérité les réunit après leur mort. Quatre amis, dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, tinrent une espèce de société que j'appellerais Académie, si leur nombre eût été plus grand et qu'ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble, et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissemens, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l'occasion: c'était toutefois sans s'arrêter trop long-temps à une même matière; voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreraient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L'envie, la malignité, ni la cabale, n'avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parlaient des leurs avec modestie, et se donnaient des avis sincères, lorsque quelqu'un d'eux tombait dans la maladie du siècle et faisait un livre, ce qui arrivait rarement. »

Les distractions du fabuliste égayaient souvent ces réunions. Un jour que Boileau et Molière s'en

tretenaient de l'art dramatique, La Fontaine se prononça contre les à parte. « Rien, disait-il, n'est plus contraire au bon sens. Quoi, le parterre entendra ce qu'un acteur n'entend pas, quoiqu'il soit à côté de celui qui parle! >> Boileau, voyant qu'il s'échauffait et qu'il était absorbé par cette discussion, se mit à dire à haute voix : « ll faut que La Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud. » Il répéta plusieurs fois cette même apostrophe sans que son antagoniste en entendît rien; mais à la fin Boileau, Molière et les autres convives partirent d'un éclat de rire; La Fontaine en demanda le sujet, et en rit avec eux'.

Si l'on en croit l'auteur de la Galerie de l'ancienne cour', Molière était presque aussi distrait que son ami. Ayant un jour loué une brouette pour se faire rouler au spectacle, pressé d'arriver et contrarié de la marche du conducteur, trop lent pour son impatience, il mit pied à terre et vint l'aider à pousser la voiture. Il ne s'aperçut de sa distraction qu'en entendant les éclats de rire de celui au secours duquel il était venu pour abréger la durée du voyage. Nous n'avons vu ce fait rapporté que dans ce seul ouvrage; mais il serait

1.

Histoire de la Poésie française (par l'abbé Mervesin), 1706, p. 267. — Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, 5e édit., p. 143.

2. Galerie de l'ancienne Cour, art. MOLIÈRE.

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