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les Romains et honorable chez les Grecs. Qu'estelle chez nous? On pense d'eux comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs. » Cependant, comme les lois tendaient à faire fleurir un art qui tient de si près à la civilisation des États, ce parti n'occasiona à Molière aucune inquiétude pour la charge qu'il occupait chez le Roi (21).

La famille de Molière ne fit pas moins d'efforts pour le détourner de cette carrière qu'elle n'en avait fait naguère pour le déterminer à rester ignorant. Si elle avait vu sa perte dans le premier parti, elle voyait sa damnation dans le second. Alarmée de ce dessein, elle dépêcha vers lui le maître de pension dont il avait reçu les leçons dans son enfance, et le chargea de lui représenter qu'il compromettait l'honneur des siens, et les condamnait à une éternelle douleur, en embrassant une profession que réprouvaient à la fois et l'Église et la société. Molière, si l'on en croit Perrault qui rapporte ce fait, écouta l'orateur sans s'émouvoir'; et, après qu'il eut fini son discours, parla à son tour avec tant d'art et de talent en faveur du théâtre, qu'il parvint à convaincre l'ambassadeur de ses parens, et qu'il le détermina même à venir prendre part à ces jeux dont il était idolâtre ' (22).

I

1. Perrault, Hommes illustres, p. 79.

La vanité de ses parens avait été vivement blessée, leur ressentiment fut long. Hormis son père et son beau-frère, aucun d'eux, en 1662, ne signa son contrat de mariage. Vainement, quand il fut établi à Paris avec sa troupe, donna-t-il aux Poquelin leurs entrées : nul n'en voulut profiter. Il fut exclus de l'arbre généalogique qu'un d'eux fit dresser. Aveugle empire du préjugé ! Le grand poète, l'homme de génie ne put faire absoudre le comédien. Vaine sottise! Que serait aujourd'hui le nom de Poquelin séparé de celui de Molière 1?

Si, au moment de monter sur la scène, il sut résister aux sollicitations qu'on lui adressa pour l'en détourner, si plus tard il ne voulut jamais consentir à en descendre, il n'en fut pas moins cruellement affligé de la conduite de sa famille à son égard. Mais l'amour de son art, l'inspiration de son génie, l'avaient guidé dans sa première démarche; son humanité, son inquiète bienveillance pour ses camarades, dont il était le seul appui, lui firent prendre la dernière résolution. Il ne fallait rien moins que ces considérations pour l'empêcher de se rendre aux vœux des siens,

1. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 52 et 75. — Molière, drame en cinq actes, imité de Goldoni, par Mercier, 1776, p. 193, note.

Les faits rapportés dans cet alinéa sont presque textuellement empruntés à Bret et à Mercier.

quelque insolente que fût la manière dont ils les exprimèrent. L'anecdote suivante, à laquelle l'ordre des temps assignerait une autre place, mais qui figurera ici plus opportunément, nous en fournit la preuve:

Après qu'il fut installé à Paris, un jeune homme vint un jour le trouver, lui avoua qu'un penchant insurmontable le portait à embrasser la carrière du théâtre, et le pria de lui donner les moyens d'obéir à sa vocation. Pour séduire Molière, il se mit à lui réciter avec beaucoup d'art plusieurs morceaux sérieux et comiques. Notre auteur, charmé d'abord de l'aisance pleine de grace du jeune aspirant, fut plus étonné encore du talent avec lequel il débitait. Il lui demanda comment il avait appris la déclamation. « J'ai toujours eu inclination de paraître en public, lui répondit celui-ci ; les régens sous qui j'ai étudié ont cultivé les dispositions que j'ai apportées en naissant; j'ai tâché d'appliquer les règles à l'exécution, et je me suis fortifié en allant souvent à la comédie. Et avez-vous du bien? lui dit Molière. Mon père est un avocat assez à l'aise. — En ce cas, je vous conseille de prendre sa profession la nôtre ne vous convient point; c'est la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire, ou des libertins qui veulent se soustraire au travail. D'ailleurs, c'est enfoncer le poi

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gnard dans le cœur de vos parens, que de monter sur le théâtre; vous en savez les raisons. Je me suis toujours reproché d'avoir donné ce déplaisir à ma famille; et je vous avoue que si c'était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession. Vous croyez peut-être, ajouta-t-il, qu'elle a ses agrémens : vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchés des grands seigneurs; mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs, et c'est l'a plus triste de toutes les situations, que d'être l'esclave de leur fantaisie. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, et nous méprise. Ainsi, monsieur, quittez un dessein si contraire à votre honneur et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrais vous rendre mes services; mais, je ne vous le cèle point, je vous serais plutôt un obstacle. Représentez-vous la peine que nous avons. Incommodés ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre, et à donner du plaisir, quand nous sommes bien souvent accablés de chagrins; à souffrir la rusticité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes graces d'un public qui est en droit de nous gourmander pour l'argent qu'il nous donne. Non, monsieur, croyez-moi, encore une fois, ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris. »

En vain Chapelle, qui survint pendant cette scène, la raison un peu troublée par les fumets du vin, essaya-t-il de persuader à Molière et au jeune homme lui-même que ce serait un meurtre, avec autant de dispositions pour la déclamation, d'embrasser la profession d'avocat, qu'il devait se faire comédien ou prédicateur; Molière persista dans ses conseils avec une nouvelle force, et parvint à déterminer celui-ci à renoncer à l'art dramatique. L'historien auquel nous empruntons ce fait ne dit pas s'il lui laissa l'alternative de monter dans la chaire '.

Parmi les acteurs de l'Illustre Théâtre, on distinguait, outre Du Parc, dit Gros-René, dont le nom est devenu plus célèbre encore par la beauté de la femme que par le talent du mari 2 (23), Béjart aîné (24), Béjart cadet et Madeleine Béjart. Ceuxci tenaient le jour d'un Joseph Béjart, auquel plusieurs actes donnent la qualité de procureur au Châtelet de Paris 3 (25). Quelle qu'ait été sa profession, il paraît toutefois que lui et Marie Hervé, sa femme, s'occupèrent peu de l'éducation de

1. Grimarest, p. 233 et suiv.-Vie de Chapelle, par Saint-Marc, p. lj, à la tête des OEuvres de Chapelle et Bachaumont, 1755. — Mercier a mis cette anecdote en scène, dans son drame de Molière, acte V, sc. 4; mais au jeune homme il a substitué une jeune fille. 2. Histoire du Théâtre français, t. VIII, p. 409. Galerie historique du Théâtre français, par M. Lemazurier, t. I, p. 253 et 254. 3. Dissertation sur Molière, par M. Beffara ́, P. 15.

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