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il raille encore les originaux qu'il a pris pour modèles, il crut devoir cependant, pour détourner de lui la colère de personnages puissans, déclarer qu'il n'avait point eu en vue les véritables précieuses, mais celles qui les imitaient mal (42) (car on attachait alors à ce mot le sens le plus avantageux), et protester même que c'était contre son gré qu'il publiait son ouvrage.

Il serait inexact de dire que cette victoire remportée sur l'ambitieuse déraison la détruisit entièrement; mais il est certain du moins que ses défenseurs confus se dispersèrent, et n'osèrent même pas faire entendre de plaidoyer en sa faveur. Le style contourné et amphigourique fut abandonné; et, s'il resta encore aux femmes pendant un certain temps une prétention pédantesque au savoir, ne devons-nous pas nous en réjouir, puisque ce fut ce ridicule rebelle et invétéré qui provoqua le second manifeste de Molière, l'admirable comédie des Femmes savantes?

On devine bien cependant que, si les faiseurs de madrigaux à la Mascarille et les nombreuses Cathos que notre auteur avait joués ne crurent pas devoir élever la voix contre ce sanglant arrêt, les ennemis de sa gloire n'imitèrent pas leur silence, et que rien ne fut épargné pour ravaler le mérite de la nouvelle production. La tourbe des envieux fut en émoi, et, dans l'aveuglement de

leur haine, ils ne trouvèrent rien de mieux que de l'accuser de tirer toutes ses pièces de GuillotGorju, un des plus misérables farceurs de ce siècle (43).

Ici commence, pour Molière et pour notre théâtre, une ère toute nouvelle. Jusque-là imitateur habile, quelquefois rival heureux des Latins et des Italiens, il ne nous avait intéressés qu'aux ruses d'un valet ou aux amours de deux jeunes gens. Dès ce moment, il s'engage à nous faire rire aux dépens de nos ridicules; il se propose pour but de nous en corriger. Répétons-lui avec le vieillard du parterre Courage; voilà la bonne comédie!

On est fâché de le voir, après avoir donné une si grande, une si noble direction aux jeux de la scène, revenir aussitôt à ce genre d'intrigue qu'il semblait avoir abandonné. Sans doute on retrouve dans Sganarelle ou le Cocu imaginaire quelques traits assez fidèles des mœurs des petits bourgeois de ce temps, qui aimant bien leurs femmes les battaient mieux encore. Mais quelle intention morale peut-on supposer à l'auteur? Quel travers, quel défaut, quel vice a-t-il eu dessein de signaler, de corriger ou de punir? Nous ne le devinons pas; à moins cependant que la moralité de la pièce ne soit renfermée dans ces deux vers aux maris trompés:

Quel mal cela fait-il? La jambe en devient-elle
Plus tortue, après tout, et la taille moins belle?

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Et, dans ce cas, Molière, que nous verrons si malheureux de ses infortunes conjugales, Molière qui, pour nous servir de l'image plaisante de La Fontaine, en mettait son bonnet

Moins aisément que de coutume,

eût bien dû se persuader tout le premier ce qu'il cherchait à faire croire aux autres. Mais non, il n'eut évidemment un autre but que celui de faire rire, et il était difficile, à la vérité, de le mieux atteindre. Néanmoins, on regrette que ce soit fréquemment aux dépens de la vérité. Le personnage de Sganarelle est trop souvent invraisemblable pour offrir toujours de l'intérêt, trop souvent bouffon pour être toujours comique; c'est un de ces caractères de convention, une de ces caricatures de fantaisie, assemblage bizarre de trivialité et de bonne plaisanterie, de verve et de grossièreté, que les auteurs qui précèdèrent Molière avaient naturalisés sur notre scène, et qu'il en expulsa après s'être courbé devant l'idole, comme pour la renverser plus sûrement.

Quoi qu'il en soit du mérite de cette pièce, son succès fut tel, dès la première représentation, donnée le 28 mai, qu'elle attira constamment la

foule pendant plus de quarante jours, malgré la chaleur de la saison et les fêtes du mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse, célébré à Fontarabie le 3 juin 1660; fêtes qui forcèrent toute la cour à se rendre dans le midi de la France'.

Aux cris des Zoïles effrayés de la vogue de Molière se joignirent les plaintes d'un pauvre bourgeois dont le dépit n'avait pas la même cause. La beauté et l'humeur avenante de sa femme lui avaient procuré une juste, mais malheureuse célébrité. Il se persuada que c'était lui que l'auteur avait mis en scène, sous le nom de Sganarelle, et en témoigna hautement son ressentiment. Il voulait l'attaquer; mais un ami obligeant s'efforça de lui faire entendre qu'il n'y avait rien de commun entre lui et un mari dont les affronts n'étaient qu'imaginaires; et, soit qu'il sentît toute la justesse de cette réflexion, soit plutôt qu'il désespérât de mettre les rieurs de son côté, il prit le parti de garder le silence et de ne pas retourner voir la pièce.

Le second titre de cette comédie, celui qu'on lui donnait et qu'on lui donne encore le plus ordinairement, nous paraît aujourd'hui d'une licence intolérable; mais ce mot qui nous choque si fort,

1. Mémoires secrets de M. le comte de Bussy-Rabutin, Amsterdam, 1768, p. 20. Anquetil, Louis XIV, sa cour et le Régent,

tom. I, p. 30 et suiv.

ce mot qu'on ne trouve plus que dans le vocabulaire du bas peuple, le mot cocu enfin, puisqu'il faut le prononcer, était autrefois employé par les gens de la meilleure compagnie. La correspondance charmante d'une femme dont Bussy luimême n'a jamais cherché à attaquer les mœurs (44), de madame de Sévigné, nous l'offre mainte et mainte fois, même dans les lettres adressées à sa fille. On le rencontre non moins souvent encore dans un monument historique du même temps, les Mémoires du cardinal de Retz. Nous devons citer surtout, pour donner une juste idée de l'innocence, nous allions dire du crédit de cette expression dans le grand siècle, une réponse d'une dame Loiseau, bourgeoise riche, et renommée pour la vivacité de ses saillies. Le roi, l'apercevant un jour à son cercle, et voulant mettre ce talent à l'épreuve, dit à la duchesse de *** de l'attaquer. Quel est l'oiseau le plus sujet à être cocu? lui demanda aussitôt la duchesse. C'est le duc,

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Madame, répondit la spirituelle interlocutrice; et l'on ne dit pas que la demande, qui passerait aujourd'hui pour licencieuse dans la bouche d'une femme, ait en aucune façon choqué la cour et le Roi, et les ait empêchés d'applaudir à la repartie1 (45).

1. Ménagiana, édit. de 1715, t. II, p. 79.

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