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de Mazarin il n'avait fait que dilapider les trésors de la France; sa perte fut jurée dès qu'on apprit qu'il avait osé soupirer pour la maîtresse du monarque.

La fureur jalouse de Louis XIV lui permit d'abord difficilement de comprendre qu'il était prudent d'user quelque temps de dissimulation avec un homme qui s'était fait d'innombrables créatures. Il consentit avec peine à différer la vengeance de son amour.

Il était plein de ce sombre projet, quand Fouquet sollicita la faveur de lui donner, à Vaux, la fête dont nous avons énuméré les merveilles. Le rôle qu'on l'avait forcé de prendre lui fit un devoir de s'y rendre. Le luxe qu'il remarqua dans ce magique séjour put bien l'indisposer encore contre l'amphytrion; mais ce qui l'irrita, ce qui le mit hors de lui-même, ce fut un portrait de mademoiselle de La Vallière qu'il aperçut dans le cabinet de son rival infortuné. Il voulait le faire arrêter sur-le-champ; mais la reine-mère l'en détourna par ce mot bien simple, mais bien fort: Quoi! au milieu d'une fête qu'il vous donne! Un billet de madame du Plessis - Bellière, remis à Fouquet pendant cette fête même, lui apprit le danger qu'il avait couru et sa suspension momentanée. Chacun sait, et ce n'est point ici le lieu de

le répéter, quel fut son sort et celui du généreux Pellisson (48).

Tels étaient les desseins, les tourmens qui agitaient quelques spectateurs des Fâcheux. Le Roi cependant, malgré son trouble intérieur, eut assez de présence d'esprit pour adresser à Molière un reproche d'omission. Voilà, lui dit-il après la représentation, en voyant passer M. de Soyecourt, son grand-veneur; voilà un grand original que vous n'avez point encore copié. « C'en fut assez, dit l'auteur du Ménagiana qui rapporte ce fait; cette scène fut faite et apprise en moins de vingtquatre heures. » Et le Roi eut la satisfaction, à la représentation de cette comédie donnée à Fontainebleau, le 27 du même mois, d'y voir joint ce rôle dont il avait eu la bonté de lui ouvrir les idées1.

Mais une particularité non moins plaisante que la scène ajoutée, particularité que nous ne trouvons pas aussi invraisemblable qu'elle le semble à Bret, c'est que Molière, ignorant entièrement les termes de chasse, s'adressa à M. de Soyecourt lui-même, qui l'initia complaisamment au dictionnaire de la vénerie; jouant à peu près dans cette

1. Épître dédicatoire des Fácheux.—Ménagiana, édit. de 1715, t. III, p. 24. — Grimarest, p. 49. -- Histoire du Théatre français, t. IX, p, 68 et 69, notes. Récréations littéraires, par CizeronRival, p. 5.

occasion le rôle que joue Arnolphe dans l'École des Femmes, lorsqu'il prête cent pistoles à Horace pour mener à bout son intrigue amoureuse' (49). M. de Soyecourt, homme fort distrait et trèsspirituel, s'était rendu la risée de la cour par la simplicité de ses reparties; et Molière ne pouvait plus avoir de scrupules, et ne courait plus le risque de le ridiculiser : on ne lui avait rien laissé à faire de ce côté. Madame de Sévigné, dans ses lettres, s'égaie souvent à ses dépens, et fait plus d'une fois allusion à une réponse dans laquelle il s'est peint tout entier. Il était couché dans une même chambre avec plusieurs de ses amis; il se mit, pendant la nuit, à parler très-haut à l'un d'eux. Un autre, plus désireux de reposer que de l'entendre, lui dit: Eh! morbleu, tais-toi; tu m'empêches de dormir. Est-ce que je te parle, à toi? lui répondit tranquillement le naïf M. de Soyecourt'.

Nous avons dit que cette scène du chasseur avait été ajoutée à la pièce en vingt-quatre heures. La pièce elle-même, ainsi que nous l'apprend Molière dans son avertissement, fut conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours. Rien

Ménagiana, loco cit. - Voltaire, Vie de Molière, P 55.

2. Lettres de madame de Sévigné, édit. de MM. de Montmerqué et de Saint-Surin Voir les lettres des 29 novembre 1679 et 9 juin

ne prouve mieux combien Grimarest était mal instruit lorsqu'il disait que Molière composait difficilement; et combien au contraire Boileau, qui du reste ne flatta jamais son ami, était fondé à le qualifier de

Rare et sublime esprit, dont la fertile veine
Ignore, en écrivant, le travail et la peine (50).

Craignant cependant de manquer de temps, il avait prié Chapelle de composer la scène du pédant Caritidès. Ses envieux ne manquèrent pas d'attribuer à son ami le succès de la pièce; celuici ne s'en défendit que faiblement, « comme ces jeunes gens, a dit Chamfort, qui, soupçonnés d'être bien reçus par une jolie femme, paraissent, dans leur désaveu même, vous remercier d'une opinion si flatteuse, et n'aspirer en effet qu'au mérite de la discrétion. » Boileau fut alors chargé par le véritable auteur de dire à Chapelle que, s'il ne démentait pas promptement les bruits que l'on répandait contre lui, Molière se verrait forcé de montrer, à qui la voudrait voir, la scène que celui-ci lui avait apportée, et qu'il avait été obligé de refaire entièrement. Nous n'avons pas besoin de dire que Chapelle consentit alors à rompre le silence' (51).

1. Bolæana, p. 95 et 96. — Récréations littéraires, par CizeronRival, p. 21.

Si plus d'un trait des Fácheux fait reconnaître le poète comique, il est une scène qui décèle le poète philosophe. Molière, concevant les services que l'auteur dramatique peut rendre à la société, seconda dans cette pièce les efforts de son roi pour abolir la barbare coutume du duel. Les édits de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, n'avaient pu détourner les Français de s'égorger pour un mot équivoque, ou même de se charger de la vengeance d'un tiers; notre auteur essaya de proscrire par le ridicule ce préjugé qui avait résisté aux lois, en faisant, dans ses Fácheux, refuser un duel par un homme d'une valeur reconnue1. << Cet exemple, dit Chamfort, n'apprendra-t-il point aux poètes quel emploi ils peuvent faire de leurs talens, et à l'autorité quel usage elle peut faire du génie? »

Que de regrets excite l'avertissement placé à la tête de cette production! « Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j'aurai faites. » Une mort prématurée empêcha Molière d'exécuter ce travail, qui, certes, eût pu servir de poétique à la comédie. Peut-être nous eût-il révélé le secret de son art, cet immortel génie qui, depuis un siècle et demi, est resté sans rival, comme il avait été sans modèle.

1. Les Fâcheux, act. I, sc. 10.

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