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LIVRE SECOND.

1662-1667.

J'ai vu beaucoup d'hymens, aucuns d'eux ne me tentent;
Cependant des humains presque les quatre parts
S'exposent hardiment au plus grand des hasards;
Les quatre parts aussi des humains se repentent.
LA FONTAINE.

« ELLE a les yeux petits. Cela est vrai; elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillans, les plus perçans du monde, les plus touchans qu'on puisse voir. Elle a la bouche grande. Oui; mais on y voit des graces qu'on ne voit point aux autres bouches; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs; elle est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. - Pour sa taille; elle n'est pas grande.

Non; mais elle est aisée et bien prise. Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions... Il est vrai, mais elle a grace à tout cela; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s'insinuer dans les cœurs. Pour de l'esprit.... - Ah! elle en a,

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du

Sa conversation.....

Sa conversation est charmante.

Mais,

enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde. Oui, elle est capricieuse, j'en de

meure d'accord; mais tout sied bien aux belles; on souffre tout des belles. >>

Ce portrait dialogué, qui semble n'être qu'une paraphrase du vers charmant de La Fontaine

Et la grace plus belle encor que la beauté,

est celui de la jeune Béjart, dont nous avons rapporté la naissance à la date de 1645, dessiné par un mari toujours amant1(1).

Confiée de bonne heure aux soins de Madeleine Béjart, sa sœur aînée, Armande avait grandi sous les yeux de Molière. Ses graces enfantines et son esprit naturel avaient d'abord excité l'intérêt de celui-ci; mais, à mesure que les attraits d'Armande se développèrent, les sentimens de Molière changèrent de nature; et ce qui n'était d'abord qu'une touchante bienveillance et une amitié protectrice acquit bientôt le caractère de l'amour. Rien toutefois ǹe contribua plus à nourrir cette flamme que la reconnaissance de cette jeune fille dont il prenait souvent la défense contre sa sœur

1. Le Bourgeois gentilhomme, acte III, sc. g. Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière, et sur les comédiens de son temps, insérée au Mercure de mai 1740. Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 15.

aînée. Et comment, aveuglé par sa passion et brûlant de trouver dans l'objet aimé une étincelle du feu qui le dévorait, aurait-il pu distinguer la reconnaissance de l'amour? Aussi, le 20 février 1662, crut-il faire un long bail avec le bonheur en contractant ce mariage qui devait avoir sur le reste de sa carrière une si fâcheuse influence (2).

Quand on porte ses regards sur l'intérieur du ménage de Molière, on doute qu'il ait vécu un seul instant heureux. Cet homme, auquel tous ses biographes ont donné mademoiselle Béjart aînée pour maîtresse, brise bientôt sa chaîne et prend celle de mademoiselle De Brie. N'en étaitce pas assez pour s'attirer à jamais le ressentiment d'une femme altière, avec laquelle il était en quelque sorte condamné à demeurer, et que la vue continuelle de sa rivale préférée devait nécessairement aigrir encore (3)? Enfin, comme pour jeter de l'huile sur ce brasier ardent et en allumer un nouveau, il s'attache à la jeune Béjart. Heureusement mademoiselle De Brie n'était ni aussi haineuse ni aussi vindicative que sa devancière; mais sa seule présence rendait fausse et la position de Molière et celle de son épouse. Il devait être constamment obsédé des plaintes jalouses et des querelles de ces trois femmes. Chapelle lui rappelait dans une de ses lettres l'embarras de Jupiter, pendant la guerre de Troie,

pour accorder Minerve, Junon et Vénus, et la terminait en disant :

Voilà l'histoire; que t'en semble ?
Crois-tu pas qu'un homme avisé
Voit par là qu'il n'est pas aisé
D'accorder trois femmes ensemble?

Fais-en donc ton profit. Surtout

Tiens-toi neutre; et, tout plein d'Homère,
Dis-toi bien qu'en vain l'homme espère
Pouvoir venir jamais à bout

De ce qu'un grand Dieu n'a su faire'.

On pouvait prendre pour le mari les conseils que Chapelle semble ne donner qu'au directeur de troupe; mais Molière, qui n'avait plus assez d'empire sur lui-même pour les mettre à exécution se persuada facilement qu'il étoufferait, par la suite, un mal qui devait faire tous les jours de nouveaux progrès, et qu'il lui était si facile de détruire à sa naissance. L'aveuglement de l'amour lui laissa croire que, mari de quarante ans, sérieux, passionné et jaloux, il saurait captiver et fixer une femme de dix-sept ans, vive, légère et coquette. Bientôt il fut cruellement désabusé.

Vers la fin de l'été de la même année il suivit, en sa qualité de valet-de-chambre, le Roi, qui se

1 Recueil de pièces choisies, tant en prose qu'en vers (par La Monnoye), La Haye, 1714, t. I, p. 73 et suiv. ➡OEuvres de Chapelle et de Bachaumont, 1755, p. 288.

rendait à son armée en Lorraine. Il travaillait déjà au Tartuffe ; et, observateur profond, il trouva le germe de la première scène entre Orgon et Dorine dans une exclamation plaisante de Louis XIV. Accoutumé dans ses campagnes à ne faire qu'un repas le soir, ce prince se disposait à se mettre à table un jour de Quatre-Temps. Il engagea son ancien précepteur, Peréfixe, évêque de Rhodez, à suivre son exemple; le prélat s'empressa de répondre, avec affectation, qu'il n'avait qu'une collation à faire un jour de vigile et de jeûne. Cette réponse excita, de la part d'un des assistans, un rire qui, bien que retenu, n'avait point échappé au Roi; lorsque l'évêque fut sorti, il voulut en savoir le motif. Le rieur lui répondit qu'il pouvait se tranquilliser sur le compte de M. de Rhodez, et lui fit un détail exact de son dîner, auquel il avait assisté. A chaque mets recherché que le conteur faisait passer sur la table du prélat, le Roi s'écriait : Le pauvre homme! et, chaque fois, il prononçait ce mot d'un ton de voix différent qui le rendait plus comique. «< Molière était du voyage, a dit M. Étienne; il écouta, il écrivit. >> Dix-huit mois après, à la représentation des trois premiers actes du Tartuffe, à Versailles, Louis XIV ne se rappelait plus qu'il eût part à cette scène. Molière l'en fit adroitement souvenir; et cette circonstance, si frivole en apparence, en asso

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