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un jour; il comprit peut-être que les Hardy, les Monchrétien, les Balthazar Baro, les Scudéri, les Desmarets, auxquels Corneille n'avait pas encore entièrement enlevé la faveur publique, étaient des modèles très-utiles, non à suivre, mais, si nous osons le dire, à éviter : enfin, s'il ne vit dès lors qu'il était appelé à opérer cette révolution, il sentit du moins que sa place était marquée ailleurs qu'au magasin de son père.

Le jeune Poquelin répondit par des progrès rapides aux soins qui lui furent prodigués. L'émulation ne demeura probablement pas étrangère à ces succès. Les mêmes cours étaient alors suivis par plusieurs enfans, qui plus tard se firent un nom dans les sciences et dans les lettres. Armand de Bourbon, prince de Conti, qui devint par la suite son protecteur, était alors son condisciple (8). Outre ce frère du grand Condé, il comptait également pour rivaux Bernier, célèbre depuis par ses voyages, dont le récit se lit encore avec intérêt, et par ses livres de philosophie, aujourd'hui tombés dans l'oubli; ce même Bernier qui, ayant presque tout appris dans ses excursions lointaines, hors le métier de courtisan, revint en France se faire tourner le dos par Louis XIV (9); Chapelle, auquel un grand amour du plaisir et quelques petits vers ont assuré une immortalité facile (10); enfin Hesnaut, fils d'un boulanger de

Paris, connu par des poésies anacréontiques, le sonnet de l'Avorton et l'éducation poétique du chantre des moutons, madame Deshoulières; Hesnaut qui prit, par reconnaissance, la défense de Fouquet contre Colbert dans des vers satiriques, et qui faillit se repentir de son plaidoyer'(11).

Quand ils eurent terminé leurs cours d'humanités et de rhétorique, M. Luillier, père de Chapelle, voulant du moins donner à son fils naturel une éducation remarquable, s'il ne pouvait lui transmettre son nom, détermina Gassendi à se charger de lui enseigner la philosophie. Le célèbre antagoniste de Descartes admit à ce cours les jeunes Bernier, Poquelin et Hesnaut: ils se montrèrent dignes d'un tel maître. Gassendi leur enseigna la philosophie d'Épicure, « qui, bien que aussi fausse que les autres, a dit Voltaire, avait du moins plus de méthode et plus de vraisemblance que celle de l'école, et n'en avait pas la barbarie'. » Ces deux derniers partagèrent l'admiration de leur professeur pour Lucrèce, et entreprirent dans la suite d'en faire passer les beautés dans notre langue, Mais il ne nous reste de la tra

1. Grimarest, p. 10 et 12: — Voltaire. Vie de Molière, 1739, p. 4. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xviij.

- Petitot, p. 2 et 3.

2. Voltaire, Vie de Molière, ouvrages de Molière, p. xviij.

p.
6. Mémoires sur la vie et les
Petitot, p 3.

duction de Hesnaut que l'invocation à Vénus, et de celle de Poquelin, qu'un passage du quatrième livre sur l'aveuglement de l'amour, passage qu'il a adroitement introduit dans le Misanthrope'.

La réputation des élèves et du maître donna à un jeune homme, alors aussi redoutable dans les collèges par son insubordination qu'il le fut depuis dans le monde par son humeur guerroyante, un désir ardent d'être admis à ces cours. Ce nouveau condisciple était Cirano de Bergerac. Son père, après avoir confié sa première éducation à un curé de campagne, l'avait fait entrer au collège de Beauvais, dont il mit depuis le principal en scène dans son Pédant joué. Chassé de cet établissement, et venu à Paris pour terminer ses études, Cirano parvint à se faire admettre parmi les disciples de Gassendi. Sa mémoire et son intelligence le firent profiter en peu de temps des leçons de celui-ci et de la fréquentation de ceuxlà. Comme nous aurons peu d'occasions de nous occuper de nouveau de ce camarade de notre auteur, nous croyons devoir dire ici qu'ils se perdirent tout-à-fait de vue, et que Cirano entra peu après au service, où il acquit un grand renom comme ferrailleur. La Monnoye prétend, dans le Ménagiana, « que son nez, qu'il avait tout défi

1. Le Misanthrope, acte II, sc. 5,

guré, lui avait fait tuer plus de dix personnes, parce qu'il fallait mettre l'épée à la main aussitôt qu'on l'avait regardé. » Il était d'un esprit original, et avait des saillies très-piquantes. Sa comédie du Pédant joué obtint assez long-temps les applaudissemens du public; mais elle n'a guère d'autre mérite que celui d'avoir fourni deux scènes aux Fourberies de Scapin. Molière disait à ce sujet, qu'il prenait son bien où il le trouvait' (12): en effet de tels larcins sont permis au génie qui recrée, pour ainsi dire, ce qu'il emprunte.

Le jeune Poquelin eut à peine terminé son cours de philosophie, qu'en sa qualité de survivancier de l'emploi de valet-de-chambre du Roi, il fut obligé, en 1641, de suivre Louis XIII dans son voyage à Narbonne, pour remplacer son père, que ses affaires ou peut-être des infirmités retenaient à Paris (13). Ce voyage, dont la durée fut de près d'un an, lui fournit l'occasion de saisir les ridicules des provinces, et d'étudier les mœurs de la cour et des gouvernans. Perpignan

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1. Grimarest, p. 14. Ménagiana, édit. de 1715, tom. III, P 249. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xix. Histoire du Théâtre français ( par les frères Parfait), tome X, p. 70, et tom. VII, p. 390 et suiv. Petitot, p. 2.

-

2. Grimarest, p. 14. - Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 6.— Memoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xviij —Petitot,

repris sur les Espagnols; les jeunes et trop malheureux Cinq-Mars et de Thou, victimes de leur fougue imprudente et de l'inflexibilité cruelle du cardinal de Richelieu; ce ministre presque mourant, ayant à lutter tout à la fois contre le courage de l'Espagnol, l'audace des mécontens et la pusillanimité du Roi; telles furent les scènes pleines de mouvement et d'intérêt qui se passèrent sous les yeux du jeune observateur.

A son retour du midi de la France, Poquelin se livra à l'étude du droit; c'est du moins ce qu'attestent plusieurs écrivains. Grimarest a dit: << On s'étonnera peut-être que je n'aie point fait M. de Molière avocat; mais ce fait m'avait été absolument contesté par des personnes que je devais supposer savoir mieux la vérité que le public, et je devais me rendre à leurs bonnes raisons. Cependant sa famille m'a si positivement assuré du contraire, que je me crois obligé de dire que Molière fit son droit avec un de ses camarades d'étude; que, dans le temps qu'il se fit recevoir avocat, ce camarade se fit comédien ; que l'un et l'autre eurent du succès chacun dans sa profession, et qu'enfin lorsqu'il prit fantaisie à Molière de quitter le barreau pour monter sur le théâtre, son camarade le comédien se fit avocat. Cette double cascade m'a paru assez singulière pour la donner au public telle qu'on me

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