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individuelle, se formant à l'image de la pensée collective qui est, par l'intermédiaire du langage, son milieu nourricier, acquiert des préjugés plus ou moins tenaces, en même temps qu'elle s'enrichit du bon sens de nos ancêtres. Pour séparer, dans l'apport du sens commun, l'or et le sable, confirmer le bon sens par une adhésion motivée, ébranler et déraciner les préjugés, il faut posséder une grande force de réflexion, une rare puissance d'analyse et de comparaison, une personnalité intellectuelle énergique et infatigable. Dans toutes les sociétés, ces qualités sont naturellement peu répandues, et surtout elles sont inégalement encouragées dans leur développement par les institutions et par l'opinion; trop souvent, le sens commun, inquiet pour le sort du bon sens, se défend par la force et maintient les préjugés contre les entreprises de la réflexion.

Penser par soi-même, tel est le remède au prestige paresseux de la mode et du préjugé. L'esprit d'analyse et l'esprit d'examen ne sont que des variétés de l'esprit d'invention pour confirmer le bon sens, il faut le retrouver soi-même ; pour infirmer le préjugé, il faut le penser à nouveau, dans son vrai sens et sous toutes ses faces, en regard des objections qu'il soulève. Ces opérations diverses ont un fond commun: elles consistent avant tout à ralentir le cours de la pensée, et, en portant l'attention sur les mots, à raviver les idées que les mots mal étudiés révèlent imparfaitement, Rechercher le sens des formules consacrées, provisoirement admises sur la foi d'autrui, voilà le premier acte d'un esprit fait pour l'indépendance; bien comprendre, c'est avoir trouvé; l'analyse logique est l'apprentissage de la liberté de penser. La comparaison et l'examen, la recherche du probable et du vrai, viendront à leur heure, si les germes déposés dans l'esprit par ses premiers efforts ne sont pas ensuite étouffés par la paresse ou la peur...

« Les mots, dit Hobbes, sont des jetons pour le sage; le fou les prend pour de l'argent. » Traduisons cette maxime en langage exact : les mots, véhicules du préjugé, donnent au vulgaire des pensées toutes faites, aų sage des occasions de penser.

Les sages, les penseurs sont rares, et le meilleur de tous pèche sept fois par jour; qui peut se vanter de n'avoir jamais incliné sa raison devant un préjugé? La lutte de l'attention contre l'action déprimante qu'exerce sur les idées l'habitude négative, contre les formules toutes faites, impersonnelles, légères de sens, contre les idées à la mode que répandent les phrases à la mode, cette lutte n'a pas lieu dans tous les esprits; les esprits lourds, paresseux, dénués d'initiative, et les esprits légers, inconstants, superficiels, qui suivent la mode en esclaves insouciants, forment partout la grande majorité (1); partout les esprits actifs, les esprits réfléchis, les esprits critiques sont l'exception.

• Chez ceux-là mêmes, l'attention, le plus souvent, n'est pas toujours

(1) Descartes, Dise. de la méth., 2 partie.

en éveil; intermittente, mal distribuée, elle succombe à la fatigue après tout effort un peu prolongé. Il est d'ailleurs à peu près impossible que la réflexion, chez l'esprit le mieux fait et le plus ouvert, s'exerce également dans toutes les directions; la plupart des inventeurs, des esprits critiques, des libres penseurs de toute nature, ont chacun leur domaine propre, hors duquel la personnalité de l'esprit fait place à une docilité plus ou moins complète à l'égard des idées reçues. Souvent aussi, ce qui s'intitule libre pensée n'est que la soumission aux idées d'une petite secte, indépendante à coup sûr par rapport aux groupes sociaux plus vastes qui l'entourent, mais hostile à tout individualisme, à toute indépendance intérieure; la liberté de l'esprit ne s'est alors exercée qu'une fois, et sur une seule question, le choix d'une autorité. Enfin, chez les vieillards, la fatigue de la vie est comme un poids trop lourd que l'attention ne peut plus soulever; la parole reste vive, mais la signification en est émoussée; incapables d'innovation et d'examen, ils redisent, comme des échos, leurs pensées d'autrefois; chez eux, l'affaiblissement de la pensée atteint même ses actes les moins relevés; ils n'observent plus le présent; il leur en coûte moins de se souvenir du passé.

<< A ces misères inévitables de notre nature, le remède est en nous pourtant, et, si nous ne pouvons atteindre la perfection et garder jusqu'au dernier soupir notre attention toujours jeune, du moins pous pouvons, par une lutte incessante, nous rapprocher de l'idéal. Après avoir créé le langage à son usage, l'esprit doit lutter pour la vie contre le langage. Et en effet, porter et maintenir l'attention sur les notions que les mots recouvrent, chercher à avoir une claire conscience de leurs rapports, comparer, après les notions, ces rapports eux-mêmes, de façon à porter la lumière de la conscience sur les conflits latents des idées; en toute occasion, méditer, réfléchir, analyser, examiner; tenir sa pensée toujours en éveil, toujours inquiète, toujours en devenir, en renouvellement et en progrès, qu'est-ce autre chose que réagir contre cette inégale distribution de la conscience qui, conservant aux mots leur vivacité, laisse les idées s'évanouir et disparaître dans une ombre toujours plus épaisse? Qu'est-ce, en d'autres termes, sinon replacer la parole à son rang de serviteur et de héraut de la pensée, et lui enlever le rôle usurpé de chorège qu'elle prend trop aisément, dans chaque groupe de représentations, à la faveur de l'habitude (p. 314-321). »

Je ne vois rien à objecter, pour le fond, à ces pages aussi fortement pensées que bien écrites. Seule, la terminologie de l'auteur, qui dénomme formellement deux espèces d'habitudes, peut laisser quelques doutes; voici ce qu'on peut lui objecter: Si l'attention est, comme il la nomme très justement quelque part, l'antidote de l'habitude, et si la puissance d'attention, une fois établie dans un esprit, doit s'appeler aussi une habitude, il faudra donc dire qu'une certaine espèce d'habitude est l'antidote de l'habitude en général? Ce langage n'est pas sans inconvénients; en un

sens, il énonce une vérité, de même que c'est en exprimer une que de qualifier les vertus d'habitudes; cependant on entend, dans ce dernier cas, que les actes vertueux deviennent habituels chez les hommes vertueux, et on accorde que le caractère propre de vertu s'affaiblit à mesure que le caractère d'habitude augmente; et si la même loi devait s'appliquer jusqu'au bout à l'attention, par cette raison que les actes d'attention deviennent plus faciles et plus fréquents par l'effet de la répétition, l'attention séparée de l'effort perdrait son nerf; on ne saurait plus bientôt où la retrouver. Le terme d'habitude positive semble donc, quand il est employé trop systématiquement, avoir le défaut de rejeter dans l'ombre le coefficient de volonté mentale qui doit toujours accompagner les phénomènes de réflexion soutenue, d'examen et de critique. Peut-être est-ce pour cela qu'on a reproché à M. V. E. de ne faire que reproduire, par sa distinction de deux sortes d'habitudes, la distinction du passif et de l'actif dans l'âme, familière à d'autres philosophes, pour qui l'activité n'a le plus souvent d'autre sens que celui de spontanéité. Mais le reproche n'est pas juste, et la différence est grande, en ce que M. V. E. a suffisamment mis en lumière, dans cette partie de ses analyses, le phénomène de la volonté mentale qui est la racine de ceux de l'attention et le fondement de ce qu'il nomme l'habitude positive.

En résumé, mon objection ne porterait que contre l'emploi de ce terme qui, s'il devenait usuel, aurait le défaut de compliquer la signification la plus ordinaire de l'habitude, et de voiler ce qui appartient à la volonté dans les phénomènes qui ne subissent pas l'action déprimante de l'habitude, entendue en ce même sens. Au fond, on en maintiendrait la justesse. On ferait remarquer que la relation particulière, établie entre l'habitude de l'attention et les actes d'attention que cette habitude multiplie, quoique leur rôle soit généralement de lutter contre les habitudes et d'être à leur tour déprimés par elles, que cette relation, dis-je, est la même que les partisans du libre arbitre ont à reconnaître entre la puissance de la liberté et les actes nés de l'exercice réel de la liberté. Cette puissance devient vaine chez les hommes qui n'ont que l'habitude négative de se croire libres. Quoi qu'il en soit de la convenance des termes, la loi subsiste, et c'est elle que j'ai, le premier peut-être, énoncée comme il suit (1):

« Quand les phénomènes sont accompagnés d'attention et de réflexion autant de fois qu'ils se produisent, la répétition et l'habitude, en les rendant plus faciles, ne les rendent pas d'une représentation moins nette et d'une observation moins sûre, tout au contraire. C'est que l'attention et la réflexion peuvent elles-mêmes devenir des phénomènes habituels : d'où une habitude opposée à l'effet amortissant des autres; une habitude à proprement parler, d'éviter certains effets de l'habitude, en en conser

(1) Essais de critique générale, — Psychologie, t. I, p. 295, 2o édit.

vant certains autres effets... L'habitude s'établit de deux manières : d'abord elle facilite les phénomènes sensibles et intellectuels, les sensations, les associations, les jugements, et à cet égard, elle tendrait à en affaiblir la conscience; ensuite elle s'applique à la conscience distincte elle-même comme volontairement suivie et entretenue; et, de ces deux habitudes réunies, il arrive que les perceptions deviennent plus claires, les associations et les jugements à la fois plus nets, plus rapides et plus sûrs...

« L'habitude fortifie l'établissement des phénomènes dans l'être où la conscience de ces phénomènes est donnée, en même temps qu'elle affaiblit cette conscience même, en tant qu'actuelle et distincte; mais cette conscience même se fortifie, si elle s'applique avec réflexion et persévérance à s'établir et à se maintenir. »

Je ne terminerai pas ce compte-rendu, déjà si long, mais trop court pour les mérites du livre et le grand nombre des questions qui y sont touchées d'une manière originale, sans me promettre de retrouver l'auteur à propos de quelques-unes de ces dernières. C'est la faute de M. V. E. si certains problèmes, des plus gros qu'il y ait en psychologie et en métaphy sique, ont pris ici le pas sur d'autres auxquels la matière principale de son ouvrage semblait devoir donner le droit d'être examinés de préférence par ses critiques. Mais ce n'est pas moi qui voudrais le blâmer d'avoir étendu ses vues aussi loin que son sujet lui fournissait de rapports conduisant aux principes les plus élevés de la science de l'esprit.

RENOUVIER.

LE JUGEMENT D'AUGUSTE COMTE SUR NAPOLEON Ier. Dans un de ses intéressants articles, publiés sur Courbet et la colonne Vendôme, M. Castagnary a été conduit à rappeler le jugement d'Auguste Comte sur Napoléon Io. « La légende napoléonienne, dit-il, avait pris son essor, et rien ne l'arrêtait plus... En vain quelques hommes de cœur et de sens essayèrent de réagir contre l'engouement public. Auguste Barbier écrivit d'admirables vers qui ne convertirent personne. Lamartine résuma sans plus de succès les griefs de la raison humaine contre le vainqueur de Brumaire. Auguste Comte déclara que le devoir de tout philosophe était de s'opposer à la réhabilitation de l'homme qui avait « organisé la plus intense rétrogradation politique dont l'humanité ait eu à gémir.» Protestations inutiles! Il fallut le coup d'État du 2 décembre et une nouvelle confiscation de nos libertés pour nous faire réfléchir sur le danger des légendes guerrières... De tous les écrivains de ce temps, Auguste Comte est celui que la colonne Vendôme importuna le plus. Il la considérait comme un symbole d'oppression et une injure à l'humanité; sa présence sur une de nos places était incompatible avec le progrès des idées et des mœurs. Dès 1848, dans son cours du Palais-Royal, le philosophe demandait qu'on la démolit. Il renouvela cette motion dans le 4me volume de sa Politique positive, proposant de remplacer cette indigne parodie

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du trophée romain » par l'effigie de Charlemagne, « le meilleur type du moyen âge... Le spectacle que le fétichisme du second empire offrait à l'illustre chef d'école, n'était sans doute pas étranger à cette appréciation. Napoléon III avait organisé sur la place Vendôme un véritable culte, avec autel, cérémonies, processions bizarres (1). »

M. Castagnary ne se trompe pas lorsqu'il parle de la vivacité des sentiments que professait Auguste Comte à l'endroit du premier Bonaparte; mais il se trompe entièrement lorsqu'il émet l'idée que ce qui se passait sous le second empire était pour quelque chose dans ces sentiments. C'est précisément sous le second empire que l'on voit ces sentiments se modérer. Le coup d'État du 2 décembre, au lieu de les exalter, les adoucit. Lorsque tous les hommes de liberté et de progrès ouvrent enfin les yeux sur le danger de la légende napoléonienne, « l'illustre chef d'école > commence à voir le dictateur militaire et ses actes et son rôle sous un jour moins défavorable. Au spectacle du second empire, il semble revenir, jusqu'à un certain point, de sa haine et de son mépris pour le premier, en même temps que d'autres sortent, comme d'un rêve, de l'admiration qui les avait jusqu'alors aveuglés et s'éveillent à une philosophie plus morale de l'histoire.

J'ouvre le 6me volume des Cours de philosophie positive, et je lis le passage suivant de la cinquante-septième leçon, écrite en 1841 :

<< Il était certainement impossible que l'ensemble d'une telle situation (la situation résultant des guerres de la révolution) ne conduisît bientôt à l'installation spontanée d'une véritable dictature militaire, dont la tendance, rétrograde ou progressive, devait d'ailleurs, malgré l'influence naturelle d'une réaction passagère, dépendre beaucoup, et certainement davantage qu'en aucun autre cas historique, de la disposition personnelle de celui qui en serait honoré, parmi tant d'illustres généraux que la défense révolutionnaire avait suscités. Par une fatalité à jamais déplorable, cette inévitable suprématie, à laquelle le grand Hoche semblait d'abord si heureusement destiné, échut à un homme presque étranger à la France, issu d'une civilisation arriérée, et spécialement animé, sous la secrète impulsion d'une nature superstitieuse, d'une admiration involontaire pour l'ancienne hiérarchie sociale, tandis que l'immense ambition dont il était dévoré ne se trouvait réellement en harmonie, malgré son vaste charlatanisme caractéristique, avec aucune éminente supériorité mentale, sauf celle relative à un incontestable talent pour la guerre.....

« Quoique toute appréciation personnelle doive rester essentiellement étrangère à la nature et à la destination de notre analyse historique, chaque vrai philosophe doit, à mon gré, regarder maintenant comme un irrécusable devoir social de signaler convenablement à la raison publique la

(1) Voyez le journal le Temps, no du 30 août.

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