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chez ce philosophe que chez tant d'autres qui l'ont assez clairement formulé, mais qui ne s'en sont pas pénétrés à ce degré. Schopenhauer n'est comparable qu'à Spinoza, sous ce rapport, et c'est pour cela aussi que sa doctrine a dû se construire définitivement comme une éthique, ainsi que celle de Spinoza. RENOUVIER.

UN DISCOURS SUR L'IMPORTANCE DE L'ENSEIGNEMENT

PRIMAIRE.

Je viens de lire le beau discours prononcé récemment par M. Cazelles, préfet de Meurthe-et-Moselle, à la distribution des prix des écoles municipales de Nancy, et je tiens à en reproduire ici la plus grande partie. Le sujet est l'importance de l'enseignement primaire au double point de vue démocratique et patriotique. On remarquera avec quelle élévation de sentiments et quelle distinction de langage est indiqué le but moral et social que l'on doit poursuivre dans l'application de la loi nouvelle qui a établi la gratuité, la laïcité et l'obligation de l'éducation populaire.

Que signifient ces efforts que la France répète partout d'un mouvement inégal, mais toujours plus rapide, à mesure que l'influence républicaine dissipe celle des partis qui ont trop longtemps, au péril de notre relèvement, tenu en échec la démocratie? N'est-ce pas l'affirmation d'une conviction profonde que notre vraie patrie, la civilisation, est belle, qu'elle doit être. grande, et que pour qu'elle soit grande et forte, pour qu'elle puisse de nouveau rayonner au dehors il faut qu'elle inspire tous les hommes qui naissent sur la terre française, qu'elle fasse de ces hommes autant de défenseurs intrépides du drapeau qui la symbolise et des institutions qui la résument.

Il n'y a pas d'autre cause à l'élan qui a fait réclamer partout la création et la multiplication des écoles. On ne voulait plus d'un système d'instruction parcimonieuse, qui portait encore la trace de son origine; d'une bienfaisance toujours insuffisante dans ses moyens, et presque toujours stérile dans ses résultats. Nous avons voulu un système d'éducation qui assurât à tous ceux qui ne la refusent pas absolument, l'instruction primaire, qui élevât les intelligences les mieux douées jusqu'à une instruction complète, d'où les meilleurs passeraient par un libre accès dans les régions les plus hautes du savoir. Nous avons voulu faire le plus grand nombre possible d'artistes, de savants, d'hommes instruits, et réduire le plus possible le nombre de ceux qui demeurent absolument ignorants.

Nous savions bien que, pour des raisons diverses, le plus grand nombre des élèves ne dépasseraient pas les rangs inférieurs de l'instruction; mais nous pouvions compter qu'ils y gagneraient des connaissances utiles pour l'amélioration de leur existence, peut-être une base d'où ils s'élèveraient plus tard à des connaissances supérieures; surtout, nous étions sûrs que la culture de leur esprit serait utile pour tous. En effet, la peine qu'ils se sont donnée pour acquérir leur petit trésor de savoir leur fait apprécier sainement la valeur d'un savoir supérieur et mesurer la distance qui les sépare de ceux qui le possèdent. Une influence douce, fruit de leur propre jugement, que l'igno

rance brutale ne sentira jamais, les incline à respecter la prééminence d'une intelligence élevée et délicate, et à refuser tout hommage à une supériorité prétendue qui ne se justifie pas par un savoir plus grand.

C'est ainsi que l'instruction rétablit, dans des conditions d'équité inconnues jusqu'à notre temps, une hiérarchie indispensable à notre société : elle élève sur les ruines de l'autorité du rang une autorité nouvelle, légitime devant la raison, puisqu'elle est, pour celui qui s'y confie, une direction profitable, que la persuasion seule suffit à imposer à des esprits honnêtes : l'autorité du mérite.

L'éducation intellectuelle, seule, produirait ces résultats qui sont pourtant d'une nature toute morale. On ne forme pas le jugement d'un enfant sans rendre cet enfant capable d'une valeur morale supérieure. N'eussions-nous pas cherché cet effet, que nous l'aurions obtenu par surcroît. Mais convenaitil de le laisser naître et croître sans culture? N'était-il pas nécessaire de le diriger et de. l'aider à grandir?

D'abord, il fallait affranchir l'éducation morale de la tutelle d'une autorité dont je ne veux pas parler ici parce que je ne suis pas à une tribune et que je n'ai pas à jouer le rôle d'accusateur. J'en dirai seulement, sans méconnaître ses services passés, que ce n'est pas elle qui répand dans le monde civilisé les idées auxquelles nous voulons donner la direction de notre enseignement public.

« La société laïque et démocratique, dit avec une austère simplicité M. Jules Ferry dans un document récent, dernier acte de son administration, mais non le moins remarquable, « la société laïque et démocratique a l'intérêt le plus direct à ce que tous ses membres soient initiés de bonne heure, et par des leçons ineffaçables, au sentiment de leur dignité et à un sentiment non moins profond de leur devoir et de leur responsabilité personnelle.>> Voilà la tâche que la société confie aux instituteurs. Jamais ils n'avaient reçu une mission plus haute. La France attend d'eux des hommes de bien, des citoyens libres, des hommes de cœur prêts à tous les sacrifices pour l'honneur de la patrie.

Que la grandeur de la responsabilité ne les effraie pas! L'âme pure, naïve, tendre et généreuse de leurs petits élèves sera leur auxiliaire: elle ira audevant de l'enseignement du maître; elle aime le bien et la justice; elle a des trésors d'amour et d'enthousiasme pour les grands caractères de l'histoire, et même pour ceux de la fable; elle n'a pas encore appris les sophismes que l'égoïsme inventera plus tard avec une fécondité intarissable : elle est prête pour la vertu. Le maître n'aura qu'à empêcher le mal de s'y implanter et de grandir. Il devra, tuteur vigilant, soutenir le jugement moral de son élève, l'habituer à ne pas varier dans l'appréciation des actions, exciter et affermir en lui la répulsion pour les actes dictés par le seul intérêt personnel, pour les attentats contre les droits et la liberté des autres. Il lui expliquera ce qu'était notre pays avant que la Révolution de 1789 eût assuré à chaque Français ses droits d'homme et de citoyen; il lui fera sentir l'honneur et l'avantage de vivre dans une République qui assure à toutes les intelligences l'accès du savoir; à tous les intérêts une protection égale; à tous les citoyens une part égale dans le choix des chefs chargés de gouverner et de protéger la nation; qui, pour prix de ses bienfaits, demande seulement aux citoyens de rompre avec les influences rétrogrades d'un parti dont l'idéal social est

un peuple qui renie la liberté; de ne pas se contenter du présent, mais de regarder résolument dans l'avenir pour réaliser le progrès nécessaire.

Grâce à cet enseignement, le maître préparera des hommes, des citoyens dont la conscience droite apercevra nettement la voie du devoir : cette voie où, tout en travaillant pour nous-mêmes, nous travaillons à rendre plus douce l'existence de nos semblables, à relever le niveau moral du monde où nous vivons, de manière à laisser ce monde meilleur que nous ne l'avons trouvé. Il ne suffirait pas pour atteindre ce but d'une éducation morale, que l'instituteur accoutumât l'enfant à juger sainement le bien et le mal des actions. Il faut encore qu'il le dresse à vouloir le bien, d'un désir continu; qu'il lui donne des habitudes du cœur qui déterminent dans chaque occasion, sans lutte intérieure, l'orientation de sa volonté. Cette partie de la tâche du maître est la plus difficile. Quand il aurait le zèle le plus infatigable et les intentions les plus pures, quand il aurait à l'école le concours sans réserve de l'enfant, il échouera misérablement, si son élève ne trouve pas dans sa famille et dans les relations de sa famille la pratique des vertus qu'à l'école on lui apprend à aimer. A quoi servira-t-il d'enseigner à l'enfant l'estime du bien et du juste, l'admiration du dévouement et du sacrifice, s'il voit, à toute heure, hors de l'école, honorer l'astuce, louer la fourberie, flatter la force, applaudir l'injustice, parsiffler l'honnêteté confiante, et, dernier malheur, s'il apprend lui-même, devant ce triste spectacle, à rougir d'un bon sentiment? Troublé par ce désaccord, le jugement de l'enfant succomberait. Son cœur ne contracterait jamais une habitude morale. Il arriverait à l'âge d'homme sans volonté, jouet de ses propres passions, instrument entre les mains des habiles qui sauraient les exploiter.

Oui, c'est à la famille qu'il appartient surtout de préserver l'enfant des mauvaises maximes et des mauvais exemples. Ce n'est même pas assez. Son esprit a besoin d'être toujours maintenu au ton élevé où le maître a pour mission de le porter. Il en déchoit quand il voit ses parents s'absorber dans des préoccupations mesquines, borner leur ambition à grossir leur fortune ou à hausser le rang de la famille, s'abstenir d'émettre une opinion sur les choses qui touchent au bonheur de tout le monde; comme si ce n'était pas la plus décevante des illusions que de se figurer qu'on ne fait de mal à personne en s'abstenant d'agir, et qu'en laissant faire, on n'encourt aucune responsabilité dans les malheurs du pays.

Rangeons, sans hésiter, cette illusion au nombre de celles qui nous ont coûté si cher, et reprenons la véritable ligne du devoir patriotique.

Aurions-nous donc perdu davantage si nous ne l'avions jamais quittée, si nous avions toujours préféré aux profits matériels d'une paix intérieure, faite de silence et de crainte, les préoccupations de la liberté, même avec ses agitations; si nous avions mis au-dessus de tout le souci de la bonne renommée que la France avait acquise par ses progrès politiques? Croyons-nous que la France ait une mission civilisatrice? Plusieurs fois dans le cours de l'histoire elle a fait profiter le monde du travail de ses snfants; plusieurs fois elle a savouré la gloire de briller au premier rang par les lettres ou par les sciences, et la gloire, qui ne se flétrit jamais, de remuer le monde par ses idées. Nous ne l'avons pas oublié. Eh bien, alors, nous devons parler et agir sous l'inspiration constante de ce souvenir, la plus belle part de notre patrimoine natiotional. Nous devons, nous, chefs de famille, en nourrir l'âme de nos enfants.

Secondons chez nous l'œuvre morale et civique que le maître fait à l'école, devançons-la même, et nous pourrons, la conscience tranquille, nous reposer sur l'avenir. Nous laisserons après nous une génération sage, vaillante, meilleure que la nôtre, et plus heureuse aussi, parce qu'elle saura garder sa patrie intacte et respectée.

J'applaudis de tout cœur aux vues brièvement exprimées, dans ce discours, sur l'idéal d'un système d'éducation publique. Quel est cet idéal? Assurer à tous l'instruction primaire; élever les intelligences les mieux douées jusqu'à une instruction complète, d'où les meilleurs puissent passer par un libre accès dans les régions les plus hautes du savoir; faire le plus grand nombre possible d'artistes, de savants, d'hommes instruits; réduire le plus possible le nombre de ceux qui demeurent absolument ignorants.

L'instruction primaire est naturellement à la base du système. Il faut qu'elle soit universelle. Pour être universelle, il faut qu'elle soit gratuite et obligatoire. Puis vient l'instruction des degrés supérieurs, qui, comme l'indique M. Cazelles, doit être accessible, sans distinction de conditions et de classes, aux esprits les mieux doués, les plus capables d'en profiter. Mais il faut que l'instruction primaire soit d'abord donnée à tous, pour que ceux qui seront reconnus les mieux doués, puissent ensuite recevoir gratuitement, au moyen d'un large système de bourses, l'instruction des degrés supérieurs. Personne, dans la République, ne devrait être fondé à se plaindre de ce que ses facultés et ses aptitudes naturelles seraient demeurées sans culture, faute de fortune, et n'auraient pu, faute de culture, l'élever à telle fonction à laquelle elles l'auraient rendu éminemment propre.

Il s'agit là, remarquons-le, de l'intérêt de la société et non pas seulement du droit des enfants du peuple. Et c'est surtout au point de vue de l'intérêt social que M. Cazelles paraît envisager la question. On n'admet généralement de droit individuel qu'à un minimum d'instruction; mais l'intérêt de la société, d'une société démocratique, exige évidemment beaucoup plus. La société est intéressée à ce que les fonctions publiques ne se recrutent pas uniquement dans la classe bourgeoise, à ce que toutes les capacités puissent se faire jour, monter, trouver les emplois qui leur conviennent et où elles peuvent être utilisées. Quand le gouvernement procède du suffrage universel, s'appuie sur le droit positif du nombre, il est dangereux pour l'ordre et bientôt il devient impossible que les carrières administratives restent le domaine réservé et comme le patrimoine de la partie la moins nombreuse et la plus riche de la population. Or, si l'instruction n'est réellement accessible à tous, les fonctions qui la supposent ne sauraient l'être davantage.

Ce n'est pas tout: l'intérêt de la société peut se considérer sous le rapport du progrès, comme sous celui de l'ordre. Si nous le considérons sous le rapport du progrès, nous voyons clairement que la société est

intéressée à produire le plus grand nombre possible d'inventeurs, d'artistes, de savants d'écrivains supérieurs, d'esprits initiateurs de toute sorte. Le progrès ne se fait pas tout seul : c'est des inventeurs, des artistes, des savants, etc., qu'il dépend. Le génie est un don de nature: on ne peut le faire naître là où il n'existe pas en germe; mais la société peut lui fournir les moyens de se développer et de se déployer quand il existe; elle peut écarter les obstacles qui le condamnent à l'impuissance. Les chances que la société a de produire des agents de progrès augmentent avec le nombre de sujets sur lesquels s'opère la sélection d'où ils sortent. Il importe donc que cette sélection puisse se faire sur la masse entière des citoyens, ce qui serait impossible si la classe la plus nombreuse et la plus pauvre se trouvait par le défaut d'instruction exclue du concours. << Tous les jours, a dit Stendhal, les gens qui ont inventé le paratonnerre, l'imprimerie, l'art de faire le drap, contribuent à notre bonheur, et il en est de même des Montesquieu, des Racine, des La Fontaine. Or, le nombre des génies que produit une nation est proportionnel au nombre d'hommes qui reçoivent une culture suffisante, et rien ne prouve que mon bottier n'ait pas l'âme qu'il faut pour écrire comme Corneille; il lui manque l'éducation nécessaire pour développer ses sentiments, et lui apprendre à les communiquer au public » (1).

Le passage le plus original du discours de M. Cazelles est celui où il montre l'instruction généralisée « rétablissant, dans des conditions d'équité inconnues jusqu'à notre temps, une hiérarchie indispensable à notre société ».

C'est un fait que la diffusion des connaissances tend fatalement à détruire toute autorité, toute hiérarchie fondée sur la naissance et la fortune, parce qu'elle est incompatible avec le respect des « prétendues supériorités qui ne se justifient pas par un savoir plus grand ». C'est pourquoi les aristocraties sentent instinctivement qu'elle ne leur pas favorable. Elle semble même d'abord atteindre tout respect et par suite toute autorité; d'où vient qu'elle inspire des défiances et des craintes qui ne sont pas toujours égoïstes il est si naturel de solidariser une idée avec les formes sous lesquelles on l'a toujours vue se manifester! Mais attendons. Le respect ne fait que se déplacer. Il se retire de ce qui est conventionnel et fictif; il va s'appliquer, s'attacher à la vraie et naturelle prééminence, à la prééminence intellectuelle. Pourquoi ? Parce que « la peine que se sont donnée les personnes qui ont passé par l'école primaire pour acquérir leur petit trésor de savoir, leur fait apprécier sainement la valeur d'un savoir supérieur et mesurer la distance qui les sépare de ceux qui le possèdent ». Ainsi doit « s'élever sur les ruines de l'autorité du rang une autorité nouvelle, légitime devant la raison, puisqu'elle est, pour celui qui s'y confie, une direction profitable, que la persuasion seule suffit à imposer à des esprits honnêtes : l'autorité du mérite ».

(1) STENDHAL. De l'amour, liv. II, chap. LVI.

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