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vaut la peine de vivre. Supposons qu'ayant considéré le monde, les misères dont il est plein, la vieillesse, la méchanceté et la douleur, l'incertitude de l'avenir en ce qui concerne sa propre personne, un individu en vienne à la conclusion pessimiste; qu'il cultive en lui les sentiments de dégoût et de crainte, renonce à la lutte et à l'effort et finisse par le suicide. Cet homme, en se conduisant de la sorte, ajoute à la masse M des phénomènes qui composent le monde indépendamment de sa subjectivité le complément subjectif x qui forme du tout un tableau entièrement noir, où ne brille pas le plus petit rayon de bien. Le pessimisme complété, vérifié par la réaction morale de cet homme et par l'acte auquel il aboutit, est vrai sans aucun doute. M+x exprime un état de choses totalement mauvais. La croyance de l'individu supplée à tout ce qui manquait encore pour le faire tel; et maintenant qu'il est fait tel, la croyance est justifiée.

Mais, supposons qu'en présence des mêmes faits mauvais, M, la réaction x de l'homme ait lieu dans le sens inverse. Supposons qu'en place de donner carrière au mal il le brave, et qu'il éprouve à triompher de la douleur et à défier la crainte une joie austère et merveilleuse au-dessus de ce que tout ce que des plaisirs passifs peuvent procurer. Supposons que cette activité soit couronnée de succès et que l'agent montre, au milieu des maux qui le pressent en foule, que sa subjectivité est plus que capable de les balancer. Ne faudra-t-il pas avouer que le caractère mauvais de M est en ce cas la condition sine qua non du caractère bon de x? Ne devra-t-on pas aussitôt reconnaître qu'un monde uniquement arrangé et disposé pour des êtres humains susceptibles de toutes sortes de jouissances passives et « bons pour le beau temps », mais sans indépendance ni courage et force d'âme, que ce monde est, au point de vue moral, infiniment au-dessous de celui qui est construit de manière à dégager de la nature humaine toutes les formes possibles de victorieuse endurance et d'énergie morale conquérante? Ainsi que le dit fort bien James Hinton:

Les incommodités, les efforts, les peines, ce sont les [seules choses qui nous font vraiment et pleinement sentir la vie. Sans elles, l'existence serait dénuée de valeur, ou pis encore que cela. C'est nn succès fatal que de réussir à les bannir toutes. Aussi les hommes se plaisent-ils dans les exercices athlétiques: ils dépensent leurs temps de loisir à grimper sur les montagnes, ne trouvant à rien plus de joie qu'à ce qui met à contribution et leur faculté de supportance et leur énergie. Nous sommes faits de cette manière. dis-je. Cela peut être on n'être pas un mystère ou un paradoxe; mais le fait est là. Or la joie qu'on trouve à supporter est précisément en raison de l'intensité de la vie; plus il y a de vigueur et d'équilibre des forces physiques, plus l'endurance peut devenir un élément de satisfaction. Un homme malade n'y peut tenir. La limite de ce qu'on peut souffrir avec joie n'est pas fixe; elle varie avec la perfection de la vie. Que nos peines soient ce qu'elles sont, c'est-à-dire intolérables, terribles, accablantes, écrasantes, qu'on ne

les supporte qu'avec un sentiment de misère et une sourde impatience que le plus complet épuisement peut seul changer en patience; que nos peines soient cela, cela ne signifie point qu'elles sont trop grandes, mais bien que nous sommes malades. Nous n'avons pas atteint la vie qui nous serait propre, Vous voyez par là que la douleur n'est plus nécessairement un mal, mais qu'elle est un élément essentiel de notre bien le plus élevé » (1).

Mais le bien le plus élevé ne peut s'accomplir qu'en obtenant cette vie qui nous est propre, et nous ne pouvons l'obtenir qu'avec le secours de l'énergie morale qui naît de la foi : de la foi que, de manière ou d'autre, nous l'obtiendrons, si nous y travaillons avec assez de persévérance. Ce monde est bon, devons-nous dire, puisqu'il est ce que nous le faisons, et que nous le ferons bon. Comment peut-on exclure de la connaissance d'une vérité une foi qui est enveloppée dans la création de la vérité? M a son caractère indéterminé, susceptible de former soit une partie d'un pessimisme complet et s'étendant à tout, soit une partie d'un optimisme moral (optimisme à distinguer de celui qui se rapporterait aux sens). Tout dépend du caractère de la contribution personnelle x. Partout où les faits qu'il s'agit de formuler contiennent une contribution de ce genre, nous pouvons logiquement, légitimement et en prenant une position inexpugnable, croire ce que nous désirons. La croyance crée sa propre vérificătion. La pensée engendre littéralement le fait, tout comme le désir a engendré la pensée.

Il est à remarquer qu'il n'a pas été dit un mot de la liberté de la volonté dans tout ceci. Le tout s'applique à un univers prédéterminé aussi bien qu'à un univers indéterminé. Si M + x est fixé d'avance, lá croyance qui conduit à x et le désir qui porte à la croyance sont également fixés. Mais, fixés ou non, ces états subjectifs forment en tout cas une condition phénoménale, nécessairement antécédente aux faits, nécessairement constitutive de la vérité, M+x,que nous cherchons. Si cependant des actes libres sont possibles, la foi en leur possibilité, en augmentant l'énergie morale qui leur donne naissance, les rendra plus fréquents chez un individu donné.

(A suivre.)

William JAMES.

(1) Life of James Hinton, p. 172-173. Voyez aussi l'excellent chapitre sur & la foi et lá vue », dans Mystéry of matter de J. Allanson Pieton. Le Mystery of pain de Hinton restera certainement l'ouvrage classique sur ce sujet.

A PROPOS DE LA RÉFORME 'JUDICIAIRE

POURQUOI ELLE EST NÉCESSAIRE SOUS LA RÉPUBLIQUE. LE POUVOIR JUDICIAIRE SOUS L'ANCIENNE MONARCHIE.

(Voyez les n° 27 et 31 de la Critique philosophique.)

Dans les Etats monarchiques, le prince a souvent les confiscations: s'il joignait les crimes, il serait le juge et la partie.

La peine de la confiscation qui existait sous l'ancienne monarchie s'opposait non moins que le droit de grâce à l'exercice direct ou indirect du pouvoir judiciaire par le prince. Elle s'y opposait en le faisant partie dans les procès qu'il jugeait, ce qui était manifestement contraire au premier principe de toute justice. Comme elle l'intéressait aux condamnations, elle devait rendre suspects ses jugements et ceux de ses fonctionnaires dans toutes les causes où elle pouvait être prononcée. En faisant penser et dire qu'il jugeait pour condamner, qu'il condamnait pour grossir son trésor, elle le rendait odieux dans son rôle de juge. Il était naturel que sa conscience répugnât quelquefois à remplir ce rôle, si peu éveillée qu'elle fût par l'esprit chrétien ambiant. Il était naturel qu'il en fût détourné par ses conseillers quand il en rencontrait d'honnêtes. L'idée la plus élémentaire, disons même la plus grossière, des conditions du bon gouvernement pouvait, il semble, suffire pour lui faire comprendre que le droit de tirer profit des peines était moralement incompatible avec la fonction de les infliger.

Le système qui met la justice dans les mains du prince et des fonctionnaires publics venait du césarisme. Il s'appuyait sur la tradition latine. Il avait passé de l'empire romain dans les monarchies européennes. M. Fustel de Coulanges remarque avec raison que le vice de ce système judiciaire était que, dans beaucoup de causes, l'Etat se trouvait à la fois juge et partie. « S'agissait-il, par exemple, d'une terre dont la propriété était contestée entre l'Etat et un particulier, c'était l'Etat qui décidait. S'agissait-il d'un délit de lèse-majesté, c'est-à-dire d'une faute commise contre la sûreté de l'Etat ou celle du prince, c'étaient les représentants de l'Etat et les agents du prince qui jugeaient. L'accusé ne pouvait appeler que d'un fonctionnaire à un autre fonctionnaire; contre l'arrêt du prince, il n'avait plus aucun recours. Il n'existait aucune garantie contre l'autorité publique; la vie et la fortune de l'homme dépendaient d'elle » (1). L'usage de la confiscation devait singulièrement aggraver ce vice. En l'aggravant, il le mettait en relief, contribuait à le rendre moins supportable, faisait sentir le besoin d'y remédier.

Mais, dira-t-on, l'idée la plus élémentaire des conditions du bon gouvernement ne devait-elle pas mener à abolir la confiscation plutôt qu'à modifier le système judiciaire? Non, parce que la confiscation, qui

(1) FUSTEL DE COULANGES. Histoire des institutions politiques de l'ancienne Francé. Première partie, liv. II, ch. 1x.

faisait partie des pénalités traditionnelles appliquées à certains crimes, n'avait en elle-même rien de contraire au sentiment spontané de la justice sanctionnatrice, ni à l'idée qu'on se faisait des rapports de l'Etat avec la propriété. Ce qui le prouve, c'est qu'elle a traversé tout l'ancien régime; c'est que la Révolution française, après l'avoir supprimée, la rétablit en1792 pour les attentats contre la sûreté de l'Etat et le crime de fausse monnaie; c'est qu'elle n'a été rayée complètement de notre code pénal qu'en 1814; c'est que, de nos jours même, elle est considérée par certains esprits comme un droit incontestable auquel la société ne saurait renoncer définitivement (1). La vérité est que les objections soulevées par la confiscation portaient surtout contre l'abus qu'on en faisait, et contre la confusion du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif, qui rendait cet abus inévitable. La première des raisons qui doivent désormais empêcher d'y revenir, c'est précisément la difficulté de réaliser suffisamment et pour tous les cas la séparation des deux pouvoirs, c'est-à-dire une organisation judiciaire telle que les décisions des tribunaux échappent toujours à l'influence du gouvernement.

Dans les États monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés et qui les fait punir ou absoudre s'il jugeait lui-même, il serait le juge et la partie.

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L'usage de la confiscation faisait que le prince était, par l'intérêt qu'il avait aux condamnations, juge et partie dans un certain nombre de causes graves. L'institution du ministère public l'établit partie dans toutes les causes, en lui faisant jouer, par ses procureurs ou avocats, le rôle d'accusateur. Mais le bon sens dit que le rôle d'accusateur exclut, plus encore que le droit de grâce, la fonction de juge. Le bon sens veut que le juge soit indépendant de l'accusation et de la défense, étranger à l'une et à l'autre, qu'il écoute l'une et l'autre sans prévention, sans parti pris, qu'il les considère d'avance l'une et l'autre comme égales devant lui. C'est la définition même de la qualité qui lui est essentielle et qu'on est en droit de lui demander.

Le devoir professionnel de celui qui poursuit et qui accuse au nom de

(1) Auguste Comte allègue la confiscation aussi bien que l'impôt pour établir le caractère social de la propriété, pour repousser « l'individualité absolue que lui attribuent les juristes modernes, comme droit d'user et d'abuser ». « Aucune propriété, dit-il, ne pouvant être créée, ni même transmise, par son seul possesseur, sans une indispensable coopération publique, à la fois spéciale et générale, son exercice ne doit jamais être purement individuel. Toujours et partout, la communauté y est plus ou moins intervenue, pour la subordonner aux besoins sociaux. L'impôt associe réellement le public à chaque fortune particulière; et la marche générale de la civilisation, loin de diminuer cette participation, l'augmente continuellement, surtout chez les modernes, en développant davantage la liaison de chacun à tous. Un autre usage universel prouve que, dans certains cas extrêmes, la communauté se croit même autorisée à s'emparer de la propriété tout entière. Quoique la confiscation ait été provisoirement abolie en France, cette unique exception, due à l'abus récent de ce droit incontestable, ne saurait longtemps survivre aux souvenirs qui l'inspirèrent et au pouvoir qui l'introduisit, »(Politique posive, t. I, Discours préliminaire, troisième partie, p. 155.)

l'intérêt public, est de veiller à ce qu'aucun coupable n'échappe à la peine, et, par conséquent, d'être attentif aux moindres présomptions de culpabilité. Chargé de rechercher les auteurs des délits, il est dans la nature des choses qu'il attache souvent plus d'importance qu'il ne convient aux indices qui paraissent les lui découvrir. Le devoir du juge est d'être sévère en matière de preuves, de ne pas décider légèrement et sur de simples apparences, de se défier des inductions et des hypothèses, afin de ne jamais faire tomber de condamnations sur des têtes innocentes. Il est clair que ces deux obligations, ces deux préoccupations se contrarient nécessairement, si elles sont réunies dans la même personne.

Le ministère public n'avait pas de place dans le système judiciaire romain. Il ne pouvait y être introduit sans l'altérer gravement par les changements qu'il entraînait. Il devait produire ses conséquences naturelles. Il appelait la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire : il devait y conduire.

<< A Rome, dit Montesquieu, il était permis à un citoyen d'en accuser un autre. Cela (était établi selon l'esprit de la république, où chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle sans bornes, où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains. On suivit sous les empereurs les maximes de la république; et d'abord on vit paraître un genre d'hommes funestes, une troupe de délateurs. Quiconque avait bien des vices et bien des talents, une âme bien basse et un esprit ambitieux, cherchait un criminel, dont la condamnation pût plaire au prince c'était la voie pour aller aux honneurs et à la fortune, chose que nous ne voyons point parmi nous.

« Nous avons aujourd'hui une loi admirable; c'est celle qui veut que le prince, établi pour faire exécuter les lois, propose un officier dans chaque tribunal pour poursuivre en son nom tous les crimes; de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi nous...

<< Dans les Lois de Platon, ceux qui négligent d'avertir les magistrats ou de leur donner secours, doivent être punis. Cela ne conviendrait point aujourd'hui. La partie publique veille pour les citoyens; elle agit, et ils sont tranquilles. » (De l'Esprit des lois, liv. VI, ch. vII.)

Pour offrir toutes les garanties de sécurité désirables, le système des accusations par l'initiative privée suppose chez les citoyens une passion ardente de la justice, un sentiment très vif, très puissant, très constant de la solidarité civique. Il faut que chacun soit disposé par ses habitudes d'esprit et de cœur à sacrifier, dans l'occasion, au bien public, son temps et son repos; à voir dans la répression des injustices particulières la condition du bien public; à se considérer comme moralement chargé d'assurer autant qu'il peut le respect des lois. Il faut que chacun sente reposer sur lui les droits de tous et le sort de la patrie. C'est l'idée qu'exprime Montesquieu, quand il dit que ce système « était établi selon l'esprit de la république ». Il n'est en effet sans inconvénient que si la vertu, prin

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