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de les inspirer. En un mot, considérant l'éternelle nécessité comme la mère de ce monde lamentable, et ne croyant qu'en elle, c'est elle en effet que S. a jugée odieuse; et je pense qu'en cela il ne s'est pas trompé.

Cette étude sur la métaphysique de Schopenhauer laisserait quelque chose à désirer, si je ne disais pas maintenant un mot de la manière dont il en a compris le dernier fondement logique. Ce n'est pas tout de composer un système aux parties bien liées; il faut encore savoir à quoi le tout reste suspendu. Ce philosophe s'est demandé lui-même à quel titre son principe devait être admis, ou comment il serait possible de le démontrer dans l'acception générale qu'il lui attribuait; et voici sa réponse. Ce principe étant, dit-il, le principe de la raison suffisante, et la tâche accomplie dans son ouvrage (de la « quadruple racine ») étant d'établir les différentes lois de l'intelligence dont l'expression commune est le principe de la raison suffisante, il est démontré par là même que le principe en général ne saurait se prouver : ἀποδείξεως γαρ αρχη οὐκ ἀπόδειξις ἐστί (Arist., Métaph., III, 6). « Toute preuve est l'exposé de la raison d'un jugement énoncé qui reçoit par là même la qualification de vrai. Le principe de la raison est précisément l'expression de cette nécessité d'une raison pour tout jugement. Demander une preuve de ce principe, c'est-à-dire l'exposé de sa raison, c'est l'admettre à l'avance pour vrai; bien plus, c'est baser sa prétention précisément sur cette présupposition. On tombe ainsi dans ce cercle vicieux d'exiger une preuve du droit d'exiger une preuve » (p. 33).

Il y a là un curieux sophisme, un échange, d'ailleurs fort adroit, des rôles entre le philosophe et son contradicteur supposé. Ce n'est pas ce dernier qui risque de s'engager dans un cercle vicieux, car il n'a rien à démontrer, lui; mais il invite l'autre à s'expliquer sur un point où le cercle vicieux, s'il ne préfère la pétition de principe, l'attendent immanquablement. Il ne lui demande point une démonstration, à moins toutefois qu'il ne lui convienne d'en essayer une, mais simplement la justification d'une opinion qu'on peut ne point partager: à savoir que le « principe de la raison suffisante » a bien cette valeur, cette portée absolue qu'exige le système, et n'est pas, en ce sens, une affirmation qui dépend de la croyance personnelle du philosophe, de ses habitudes d'esprit et enfin de sa liberté de jugement, quoi qu'il dise. A cette objection il n'y a de réponse que celle qui consiste à alléguer le système lui-même, sa cohérence, son bon arrangement intérieur, son unité; mais il reste toujours ce point à éclaircir, le si peu que rien de Rabelais : à quoi ce bel ouvrage est-il définitivement suspendu ? Possèderait-il les deux mérites éminents de la Géométrie euclidéenne, un agencement apodictique à peu près irréprochable et l'adhésion presque unanime pour ses axiomes, définitions et postulats, mais il y aurait de l'impudence à le prétendre, pourrait-on observer que le fondement même de ces notions communes, ou de leur affirmation, est une question de philosophie. Mais le principe

encore

de la nécessité universelle, l'édifice spéculatif de l'esprit et de l'univers, élevé sur ce principe, sont, en fait, une matière de doute. Et ce même principe a de plus, contre lui, la difficulté terrible, à laquelle on songe trop peu que ses partisans ne sauraient s'appuyer sur la nécessité des jugements (raison suffisante) qui leur dictent leurs opinions et soutiennent l'ensemble de leur doctrine, sans légitimer, je dis à leur propre point de vue, la doctrine contraire que la même nécessité impose à d'autres philosophes, et qui vaut dès lors au même titre.

En terminant, je ne dois pas manquer de remercier l'habile traducteur de la Quadruple racine de la raison suffisante, M. J.-A. Cantacuzène, pour le précieux cadeau qu'il a fait à tous ceux qu'intéresse l'histoire de la philosophie de notre siècle, et qui ne lisent pas l'allemand. Cet ouvrage, en lui-même si curieux, a pour eux d'autant plus de prix qu'on leur fait encore attendre la traduction du livre capital de Schopenhauer, Le monde comme représentation et volonté, annoncée depuis longtemps. Je ne sais si je me trompe, mais ce panthéisme original, humoristique, me semblerait appelé à bien des titres à occuper, dans l'ordre de la spéculation absolutiste, et pour une période qui ne fait encore que commencer en France, la place importante que Schelling et Hegel ont presque entièrement perdue. Ce serait un progrès relatif, car cette philosophie est infiniment plus. vivante, plus franche, moins pédantesque, et, par son pessimisme même, transporte les questions fondamentales de théorie sur un terrain plus pratique et plus clair. RENOUVIER.

BIBLIOGRAPHIE.

BRÉVIAIRE DE L'HISTOIRE DU MATÉRIALISME.

PHILOSOPHIE NATURELLE.

Par JULES SOURY. Volumes in-12 Paris, Charpentier.

Des articles de critique recueillis et publiés en volume ne sauraient faire un livre à proprement parler : le Bréviaire de l'histoire du matérialisme n'est pas une histoire, abrégée ou non, et la Philosophie naturelle n'est pas l'exposé d'un corps de doctrine quant aux connaissances objectives. Les titres donnés aux deux volumes sont mensongers.

Celui que porte le premier est mensonger deux fois. L'auteur a présenté incomplètement et par fragments les théories matérialistes émises à un siècle ou à l'autre, il les a présentées dans l'ordre chronologique de leur apparition, non en tenant compte de leur développement historique; c'est un reproche que nous avons fait. Mais un autre reproche est à faire, celui-là plus grave: M. Soury a intercalé, entre deux articles devenus chapitres de son «histoire,» des pages sur Leibniz, sur Locke, sur Berkeley, sur David Hume; il ne donne pas à entendre assurément que ces maîtres philosophes aient été matérialistes; il n'est pas un ignorant, il n'est pas non plus un critique inhabile; pour n'avoir pas toute la sagacité désirable, il sait distinguer entre les doctrines; Berkeley n'a pas répété Démocrite, ni Hume, Épicure, il le montre;

à quoi bon alors, dans une étude, ou mieux, entre des études sur le matérialisme, offrir une analyse « du sensualisme de Locke, de l'idéalisme de Berkeley, du scepticisme de Hume? Parce que Locke a procédé de Hobbes, qui a procédé de Bacon? parce que de Locke ont procédé, d'une part, Berkeley, Hume, sans parler de Kant, et, d'autre part, Condillac avec nos philosophes français d'avant la réaction métaphysique? Pauvres raisons à invoquer! Les lecteurs des écrits de M. Soury, qui n'ont point disserté sur l'hylozoïsme, qui ne savent, des problèmes de la philosophie et des solutions proposées, que ce qu'ils en apprennent en parcourant parfois des articles de journaux et de revues, ne retiendront rien de l'exposé historique fait par l'écrivain, nommé professeur, sinon que Berkeley et Hume, en dépit de quelques affirmations contraires, admettaient l'existence d'un substratum, l'existence d'un non-moi, l'existence de la matière. L'erreur, de ceux qui lisent, et lisent mal, un livre, n'est pas imputable à l'auteur de ce livre? Si, dans une certaine

mesure.

Ni l'un ni l'autre des deux volumes n'est intéressant. Les préfaces, par contre, ne laissent pas que d'offrir un certain intérêt; celle du Bréviaire est à lire. M. Soury, qui a réprouvé naguère le positivisme, accuse nombre de matérialistes d'être restés des esprits simplistes, de trancher, d'un mot, les questions qui commencent de lui apparaître, à lui, beaucoup moins claires et plus complexes; il dit : « C'est aller un peu vite que d'aborder, comme on fait, l'étude de l'univers et de l'homme, sans daigner même s'enquérir de la nature et des limites de notre intelligence. La critique de la connaissance, voilà quel est aujourd'hui le fondement nécessaire de toute conception du monde et de la vie, voilà la préparation indispensable et comme l'introduction à toute philosophie. » Cela serait fort bien dit, si cela était dit et pensé par un penseur; M. Soury, qui est seulement un curieux de la philosophie, ajoute sept lignes plus loin: « Toutes les doctrines philosophiques ont été nécessaires; partant légitimes à leur heure. Elles ont été vraies aussi longtemps qu'elles ont réflété les divers états de l'esprit humain qui se contemplait en elles. Puis les hypothèses vieillies ont fait place à de plus jeunes. Nos théories auront le sort de celles qui les ont précédées; elles nous occupent, nous passionnent: nos descendants souriront avec compassion de notre simplicité. Ainsi va le monde. Qu'est-ce que la vérité? Ah! le grand mot qu'a dit Pilate, s'il l'a dit, comme je l'en crois capable, car il était homme d'infiniment d'esprit. » Des conditions de l'intelligence, l'écrivain sceptique n'en a longtemps cure; toutes les conceptions seront encore vraies une heure, et toutes seront fausses, cette heure écoulée, toutes, celles-là mêmes, sans doute, qui ont pour fondement la critique de la raison; ce qu'il ambitionnerait d'avoir, c'est « l'esprit, l'ironie vive et légère, le dédain des formules et la défiance des systèmes, le don de sourire de soi-même d'abord et ensuite un peu des autres, » ces « qualités charmantes qu'on prisait autrefois chez les philosophes et chez les plus savants, et qu'on n'a plus guère revues. » Nous forçons la pensée de l'auteur; il n'a pas dit qu'il désirerait posséder ces charmantes qualités, il n'en parle que pour déplorer que matérialistes et spiritualistes, bien loin de s'appliquer à les acquérir, se montrent des mines d'Ajax. Aux matérialistes qui croient à la réalité de l'atome, petite masse matérielle, il apprend qu'on a proposé des théories fort accep

tables touchant l'atome, la force, le mouvement, même il fait allusion, pour qu'ils n'en ignorent, à d'autres théories, à celle du phénoménisme.

Nous condamnons le scepticisme, et, faut-il l'avouer, nous ne regrettons pas trop de le voir professer, préconiser, à notre époque de foi scientifique; M. Soury dont on lit les articles, nombreux, raille les matérialistes naifs, c'est fort bien; il ne déclare pas vrais, de toute et de seule vérité, son matérialisme à lui, ce substantialisme, cet hylozoisme, qu'il se plait aujourd'hui à expliquer, le mal est moindre.

Puisque nous faisons bénéficier M. Soury des circonstances atténuantes, que nous l'absolvons, nous ne pouvons le citer pour le même crime, nous ne pouvons lui reprocher son scepticisme moral, après avoir comme admis que son scepticisme intellectuel, étant données les dispositions mentales accusées de notre temps, ne pouvait être à grand dommage. Cette indifférence, ce dédain, que M. Soury témoigne à l'endroit des notions du devoir sont pourtant regrettables; et l'on partagerait ces sentiments de l'auteur, que le dommage serait, au contraire, des plus grands. Nos substantialistes sont très préoccupés de fonder sur les doctrines du transformisme, de l'évolution, des règles de conduite sociale et privée; notre écrivain les raille, voyant leurs efforts et leurs prétentions; il pèse leurs systèmes, les juge vains et comme vides; et puis, à quoi bon? Éloignée ou prochaine, une époque viendra sûrement où tout ce qui vit sur la terre retournera avec l'homme à la poussière. La lutte pour l'existence sera terminée. L'éternel repos de la mort règnera sur la terre solitaire; privé d'atmosphère et de vie comme la lune, son globe désert continuera de tourner autour d'un pâle soleil. L'homme et sa civilisation, ses efforts, ses créations, ses arts, ses sciences, tout cela aura été. A quoi bon! Cette apostrophe termine la dernière des analyses d'ouvrages enfermées dans le volume de la Philosophie naturelle. F. GRINDELLE.

LES « PENSÉES SUR L'ÉDUCATION » DE LOCKE.

Deux éditions nouvelles.

Dans son étude sur la vie et l'oeuvre de Locke, M. Marion avait exprimé cette opinion que, si l'on donnait, aujourd'hui, une édition séparée des Pensées sur l'éducation, elle ne manquerait pas d'être accueillie avec faveur; elle serait, ajoutait-il, certainement opportune au milieu de nos discussions ardentes sur les programmes d'enseignement. Deux professeurs de l'Université, qui nous sont également sympathiques, MM. Fochier et Compayré, en ont jugé ainsi que M. Marion, et chacun d'eux a donné ses soins à une publication nouvelle de l'ouvrage justement fameux du philosophe anglais (1).

Deux éditions, cela n'est pas trop, et toutes deux seront, en effet, bien accueillies.

M. Fochier a conservé la traduction de Coste, que nous connaissons, qui a (1) J. LOCKE. Pensées sur l'éducation des enfants; traduction de Coste, revue, abrégée, annotée et précédée d'une introduction par L. Fochier, ancien élève de l'école normale supérieure, agrégé de philosophie. Un vol. in-12. Paris, Ch. Delagrave.

JOHN LOCKE. Quelques pensées sur l'éducation; traduction nouvelle avec préface et commentaires, par Gabriel Compayré. Un vol. in-12. Paris, Hachette et Ce.

ses qualités, qui a ses défauts; il l'a reproduite, mais non pas complètement; il l'a abrégée, mais non pas intégralement; il a modifié quelque peu la disposition des matières. Dans le livre des Pensées, on trouve des redites, des longueurs; il s'est appliqué pourtant moins à le corriger qu'à le rendre de lecture facile.

Pour M. Compayré, il a estimé qu'il convenait de respecter l'œuvre de Locke, que, bien loin de songer à redonner la traduction de Coste, une infidèle qui n'est pas belle, il lui fallait traduire à nouveau l'ouvrage anglais. Il l'a traduit sur le texte de l'édition donnée en 1880, par M. R. Hébert Quick, empruntant à cet éditeur la division par sections et par chapitres qu'il a établie.

M. Compayré a eu raison; M. Fochier n'a pas eu tort. Différents lecteurs goûteront ces différentes publications.

Nous n'avons pas à parler de l'ouvrage publié; disons quelques mots des deux préfaces, aussi des notes mises aux fins de pages.

M. Fochier a retracé brièvement la biographie du philosophe, puis venant à la critique des Pensées, il a présenté les lettres à Clarke, devenues une sorte de traité, comme étant encore un exposé familièrement fait et donné d'observations soigneusement notées. Locke, montre-t-il, ne s'élève que par occasion jusqu'aux principes; son étude est surtout expérimentale et les conseils que lui suggère l'expérience sont surtout utiles; sans doute, il vante la vertu, mais ce qu'il recommande et préconise, c'est, sous le nom de prudence, un certain savoir-faire; de la vertu, il fait une habileté ; il dit qu'il y a grand avantage à se gouverner soi-même, il ne dit pas que c'est un devoir et un honneur, il veut que les enfants soient sensibles au plaisir d'être estimés, il ne dit pas vouloir qu'ils cherchent à être estimables. La politesse est, pour lui, la première et la plus importante qualité; le savoir, il ne le place qu'après la politesse, qu'après la prudence, et encore le savoir doit-il être utile; pas d'études désintéressées; la poésie ! il n'a que du dédain pour elle; la peinture, la musique, il les dédaigne pareillement; c'est de la tenue des livres qu'il entend qu'on soit instruit; et il ne donne pas de pareilles recommandations pour le profit des fils de fermiers et d'artisans (ceux-ci n'ont nul besoin de savoir), en formulant comme le programme d'une bonne instruction, il songe seulement au fils du gentilhomme. M. Fochier, ces réserves faites, loue le philosophe d'avoir proclamé que le corps a ses exigences; qu'il importe de ne pas étouffer l'initiative chez l'enfant, qu'il faut tâcher de l'habituer pourtant à une certaine contrainte; qu'il convient de lui donner les raisons de tout commandement qu'on lui fait, et, qu'il convient aussi d'éviter, quand on le récompense, de flatter des passions, comme la gourmandise. La critique est complète et elle est juste. Les notes sont toutes judicieuses; toutes, elles sont faites pour tenir le lecteur en garde contre un engouement irréfléchi. Celle de la page 70, celle de la page 87 sont remarques qui peuvent l'inviter à méditer; oui, Locke, nous visons la dernière, a tort de ne pas pas parler de la honte d'avoir mal fait, de parler seulement de la honte de souffrir pour avoir mal fait (the shame of suffering for having done amiss).

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Comme M. Fochier, M. Compayré commence sa préface par une biographie de Locke; mais il cherche surtout, lui, disant la vie du philosophe, à mon

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