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dans sa connexion avec cet ensemble de croyances nullement systématiques que certains nourrissent, obéissant ainsi à leur tempérament, à leur humeur. Il y a plus ces simples croyances en un mal qui serait le plus grand qui se pût imaginer ne vont pas sans des croyances tout opposées en un bien de réalisation possible; tout pareillement, le pessimisme philosophique se rattache étroitement à une philosophie optimiste. C'est dans leur connexion encore avec ces deux optimismes, l'un instinctif, l'autre raisonné, qu'il faut étudier les deux pessimismes, l'un populaire, l'autre philosophique. Ainsi pense et ainsi fait l'auteur.

Il parle d'abord de l'optimisme et du pessimisme non raisonnés. Nombreux sont les aspects sous lesquels il est loisible de considérer la vie humaine; chacun de ces aspects peut communiquer des sentiments et suggérer des pensées propres à composer des croyances consolantes ou attristantes; nombreuses aussi sont les différences quant au développement des facultés de comprendre et de sentir chez les divers individus; différente, par suite, sera, avec l'intensité des émotions éprouvées, la portée, l'étendue des jugements que l'on formulera pour avoir considéré un même côté des choses. L'optimiste et le pessimiste qui ne raisonnent pas peuvent avoir en vue, ou bien leurs seuls intérêts à eux, ou bien ceux d'une partie de l'humanité, ou bien ceux de la grande famille humaine; c'est l'action politique et sociale qui peut être l'objet de leur attention, c'est la nature humaine qu'ils peuvent estimer; c'est la valeur de la vie ou seulement telle ou telle des conditions externes de l'existence qui peut les préoccuper.

L'analyse est complète. Tandis que l'optimiste croit en ses conceptions comme en une possibilité prochaine; que, pour lui, la réalité présente, bien que loin de le satisfaire, n'est pas aperçue avec découragement, le pessimiste, au contraire, use de son idéal simplement comme d'une conception qu'il oppose aux maux présents mis en pleine lumière; pour l'optimiste, ce qui existe est temporaire et changeant; pour le pessimiste, c'est chose définitive, immuable. Ces indications sobrement présentées, M. James Sully rappelle ces phrases, versets, stances, qui, écrits ici ou là, à une époque ou à une autre, demeurent l'expression d'un pessimisme instinctif; il cite la Bible, œuvre pourtant optimiste; il cite Hésiode et Théognis, Cicéron et Horace, Senèque et Marc-Aurèle, Swift et Byron, Schelling, Heine, Lenau, Leopardi. Il passe à l'optimisme et au pessimisme raisonnés. Plusieurs modes d'argumentation sont employés : on use de la preuve empirique et l'on induit de certains faits observés; on use de la preuve scientifique, on raisonne d'après des vérités de la nature humaine, nature de la volonté, conditions du bonheur; on use, enfin, de la preuve transcendante, la théologie ou la métaphysique fournissant les notions sur lesquelles on se fonde pour établir la valeur de la vie. A tenir compte de ces différences de méthodes, des différences plus haut signalées, quant aux capacités et préoccupations des hommes, l'on peut juger combien grande doit être la diversité des opinions on a des idées préconçues, on croit à la bonté ou à la malagnité naturelle des hommes; on raisonne, et l'on vante la nature, au point de vue théologique, comme un entourage bien approprié pour l'homme et les autres êtres sensibles, comme la manifestation d'un plan harmonieux dont la vie consciente n'est

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qu'une partie, ou bien on la condamne comme fautive et mal conçue, comme désordonnée et sans but. L'histoire est surtout invoquée par ceux qui maudissent l'existence; des optimistes, la plupart admettent la réalité du mal, mais ils la présentent comme la condition d'une autre existence après la mort; le mal est grand sur la terre, disent ceux-ci, mais la terre n'est qu'un point dans l'univers qui laisse apercevoir en lui l'ordre et l'harmonie; grand ou petit, disent ceux-là, le mal n'est que pure apparence.

Après cette autre analyse, une autre révision historique, non plus des simples croyances, mais des doctrines pessimistes ou optimistes professées dans le cours des siècles : l'auteur anglais parle du bouddhisme, de la notion du destin chez les Grecs, des théories enseignées à l'Académie, au Lycée et dans les autres écoles anciennes, du libre arbitre et de la prédestination, du panthéisme de Giordano Bruno, de l'optimisme leibnitzien; il parle aussi de Hume, de Shaftesbury, de Hartley, de Tucker, de Mandeville, puis de nos penseurs français, puis des penseurs allemands avant Schopenhauer. La disposition, remarque-t-il, à chercher un idéal individuel et social dans un avenir éloigné a continué à s'affirmer fermement en dépit de l'insuccès pratique de ses premiers défenseurs (Priestley, Condorcet, Godwin). Dans le positivisme, la doctrine du progrès historique a reçu une nouvelle expression, mais l'idéal social, regardé comme le but de l'effort futur, diffère de celui de Rousseau et de ses adeptes. A travers la nouvelle doctrine d'évolution telle que l'a exposée M. Darwin et spécialement M. Herbert Spencer, l'esprit moderne s'est habitué à espérer un progrès illimité des facultés humaines dans l'avenir. Enfin, les mouvements sociaux et politiques de notre époque ont trait à la croyance généralement répandue d'un nouveau type de structure sociale dans laquelle un grand nombre de maux de l'ordre matériel disparaîtront... Cette aspiration sociale fournit le seul type d'optimisme dans notre siècle. » Le seul? non, et l'auteur lui-même professe une sorte d'optimisme qui est déjà professé par nombre d'esprits.

Mais poursuivons. Avant Schopenhauer, un seul système, le bouddhisme métaphysique condamne l'existence in toto, comme nécessairement misérable; ceux des autres systèmes, qui, préconisés avant lui, peuvent être qualifiés de pessimistes, obligent seulement à une conception désespérante de la présente existence finie. Schopenhauer et les pessimistes allemands modernes pensent montrer que toute l'existence, comme telle, ne peut pas n'être pas pénible et déplorable; c'est en logiciens qu'ils prétendent expliquer le mal de la vie. M. James Sully dit quel fut le caractère du chef de l'école, puis il expose les points principaux de la doctrine telle qu'elle se trouve présentée dans l'Opus Magnum du maître, « Die welt als wille und vors<< tellung », la théorie de la volonté essence de toutes choses, celle de la volonté en relation avec le monde phénoménal, celle de la volonté s'objectivant, celle de l'origine des êtres conscients: la volonté se manifeste dans l'homme et les animaux inférieurs comme vouloir-vivre; la vie est le but auquel tendent toute aspiration et tout effort; qui dit volonté, dit effort, et qui dit effort dit souffrance; tout effort vient d'une imperfection; aucune satisfaction n'est durable, elle n'est que le point de départ d'un nouvel effort; le désir est la condition qui précède chaque jouissance, et la satisfaction ne peut rien

être de plus que la délivrance d'une douleur ou d'un besoin. Mais on sait les pensers de qui a dit de l'homme qu'il est « le plus besoigneux de tous les êtres, comme étant la plus parfaite objectification de la volonté. »

M. Sully insiste peu sur les doctrines de Bahnsen, rejetant la seule espèce de plaisir conservée par Schopenhauer, la contemplation intellectuelle; sur celles de Frauenstadt, rejetant à peu près complètement la part d'idéalisme subjectif emprunté à Kant; sur celles de Taubert qui peut sembler un optimiste égaré; il analyse plus longuement celles du véritable successeur de Schopenhauer, Edouard de Hartmann. Il dégage la pensée vraie de l'auteur de la Philosophie de l'Inconscient quant à l'origine de la sensation, de la conscience, quant aux deux facteurs de l'existence, la volonté et l'idée; il montre que, comme le chef de l'école, le disciple ne considère la vie qu'au point de vue hédoniste, mesurant toute la valeur de l'existence en évaluations de plaisirs et de peines; il rapporte la preuve à priori par laquelle le philosophe a voulu établir l'excès de la peine sur le plaisir, il rapporte encore sa classification des conditions de la vie et son énumération des stades d'illusion. Nous touchons au troisième stade; mais le progrès social et politique augmente simplement les conditions négatives du bonheur; mais le développement de l'intelligence et de la sensibilité dans l'humanité amenant une conscience plus claire de la prédominance de la souffrance, cette conscience équivaut à un accroissement de peine, et les bienfaits, d'ailleurs médiocres, du progrès sont contrebalancés. Quel est donc le but final? Faut-il tuer la volonté individuelle par un renoncement du vouloir-vivre? Les hommes doivent travailler au développement général de l'intelligence, à l'extension de la sympathie; le développement intellectuel les amènera à reconnaître la futilité du vouloir-vivre, et la sympathie les obligera à ne nourrir plus de désirs égoïstes; la fin, c'est l'inconscient.

La partie critique de l'ouvrage commence par un chapitre consacré à l'analyse des données mêmes du problème. Pour juger de la valeur du monde, il convient de tenir compte des sensibilités intéressées. « Le monde est bon ou mauvais selon qu'il produit finalement le bonheur ou la misère pour ses habitants conscients. » Les adversaires du pessimisme moderne ont essayé de mettre la valeur du monde en quelque chose autre que le sentiment; les sentiments sont encore demeurés pour eux la mesure d'évaluation; cette mesure l'auteur l'emploiera. Il fait pourtant une critique de l'hédonisme qui est tout intéressante pour nous, qui n'oublions pas que celui qui la fait est Anglais. L'hypothèse d'un principe suprême de raison ne peut être introduit dans le problème (à moins qu'on ne l'affirme comme garantie du bonheur du monde), que si on le regarde comme une source de joie intellectuelle pour les esprits. De penser au monde comme gouverné par la raison, cela peut procurer un charme pour les âmes contemplatives; la minime portion de satisfaction intellectuelle dérivée de cette source affecterait peu pourtant la balance du bonheur du monde. D'autre part, le sombre caractère de l'idée de nécessité peut être considéré comme artificiel; que cette idée métaphysique de force et de nécessité soit transformée en une idée scientifique d'uniformité, et l'on s'apercevra, nous continuons à rapporter les vues de l'auteur, que cette conception est plutôt rassurante. Les hommes

peuvent apprendre à se contenter d'une connaissance exacte des phénomènes jointe à une certitude relative, spécialement quand ils trouvent qu'atteindre à ces résultats répond à tous les besoins de la vie pratique; en tous cas l'existence supposée d'un mystère non résolu dans l'univers ne peut suffire à la faire condamner même par le plus enthousiaste aspirant à la lumière intellectuelle.

Comme la conception intellectuelle du monde, l'interprétation esthétique de l'univers ne saurait, toute seule, pour M. Sully, composer l'optimisme. Il exclut aussi cette forme d'optimisme qui place la valeur du monde dans un résultat moral spirituel. « Il se peut que notre vie présente soit éminemment propre à développer le caractère moral, que le développement de l'individu, comme de la race, soit dans la direction d'un idéal moral et d'une réalisation du libre arbitre. Puis, pour présenter cette idée sous sa forme théologique, il se peut que la terre soit l'arène du champ sur lequel les hommes doivent par leur travail produire et perfectionner la sainteté spirituelle; ou, pour nous servir d'une autre expression, que l'objet du créateur en formant le monde ait été, pour ainsi dire, d'ériger un vaste théâtre où le triomphe final de la justice sur l'injustice et la récompense du droit et de la vertu contre le vice impudent et momentanément prospère, doivent se dérouler graduellement dans un spectacle saisissant. Il se peut aussi que ce résultat moral ait, conformément avec d'autres modes concevables d'estimation, une valeur qui doit plus que contrebalancer tout excès de misère dans le monde. Cependant ce point n'entre pas dans les limites de notre problème actuel, excepté, il est vrai, d'une manière subordonnée. » Il ajoute : « La valeur de la justice et de la moralité elle-même, reconnue comme une condition et un élément du sentiment de plaisir, doit évidemment être comprise dans notre conception du bonheur humain... Mais la simple conception du monde comme la sphère du développement moral ne peut entraîner en elle-même l'optimisme dans le monde présent. » Les conceptions métaphysiques et théologiques ne sont pas davantage des données du problème.

Dans les chapitres suivants, l'auteur mesure le degré de solidité des fondements métaphysique, scientifique, empirique, sur lesquels repose le pessimisme philosophique; il montre la vanité des essais d'explication ontologique du monde qui ont été présentés, discute les deux principes de la volonté et de l'inconscient le réalisme de Schopenhauer est inconciliable avec son idéalisme kantien, et les propositions explicatives de la genèse de la conscience émises par M. Hartmann, sont contradictoires. Les pessimistes ont erré quand ils ont voulu interpréter la nature physique, et aussi quand ils ont voulu donner une interprétation de la nature de l'esprit. L'auteur a fait preuve en cette analyse d'une sagacité de jugement toute remarquable.

M. Sully fait estimation de la vie en considération du plaisir et de la peine, et il commence ses recherches par une investigation sur les conditions immédiatement mentales et physiques du plaisir et de la peine. Avant de s'enquérir si un excès du plaisir sur la peine dans la vie est possible ou probable, il s'applique à comprendre la manière dont la peine et le plaisir prennent naissance. Le bonheur est à distinguer du plaisir; le bonheur se rapporte à

des sources permanentes de plaisir; l'action, d'ailleurs, se dirige d'ellemême vers ces sources permanentes plutôt que vers une satisfaction isolée et momentanée, et les objets du bonheur sont regardés comme ayant une valeur en dehors de celle de la simple jouissance; ils sont le bien de la vie. Il est dans la nature des choses de rechercher non le plaisir, mais les choses qui donnent le plaisir (ex, non dový).

L'action doit être désirée par l'homme raisonnable, non seulement comme moyen d'échapper à l'ennui, mais aussi comme quelque chose qui en soi procure une jouissance positive. Le bonheur réside dans les choses externes assurément; mais, non moins assurément, il réside aussi et peut-être surtout, en nous-mêmes, c'est-à-dire dans les conditions internes de la vie mentale, dans nos sensations, nos croyances, nos pensées. « Le sentiment du succès qui suit immédiatement l'exécution d'un devoir difficile est, sans aucun doute, inférieur à la peine qui provient d'un esprit consciencieux, lorsqu'une faute a été commise, et il est aisé pour le pessimiste de dire que tout le plaisir de la moralité est une quantité infinitésimale. Cependant le fait que chaque accomplissement nouveau d'une loi morale laisse derrière lui une assurance durable de gain, sert à donner à la moralité une bien plus haute valeur que celle que le pessimiste voudrait lui assigner... La poursuite quotidienne de fins morales, comme but dominant de la vie, est propre, si elle aboutit, à fournir un fonds constamment grandissant de matériel intime du bonheur. » Le bonheur implique une volonté satisfaite. Le désaccord entre l'imagination et le résultat acquis ne produit pas nécessairement un mécontentement.

Le chapitre dans lequel il est traité du bonheur et du progrès appellerait une analyse complète; force nous est de nous borner. M. Sully rejette bien loin le pessimisme, il n'accepte pas l'optimisme naïf des positivistes; la doctrine qu'il développe, il l'a nommée, c'est le méliorisme.

Son étude sera vivement goûtée, nous n'en doutons pas.

F. GRINDELLE.

ERRATA.

Dans le n° 27, page 13, ligne 35, au lieu de: aussi, lisez ici. Page 15, note, au lieu de liv. IV, ch. II, lisez liv. II, ch. v.

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REVUE GÉNÉRALE DU DROIT, DE LA LÉGISLATION ET DE LA

JURISPRUDENCE.

SOMMAIRE DE LA LIVRAISON DE MAI-JUIN 1882.

Étude sur le

L'exception de jeu dans les opérations de Bourse et la légalité des marchés à terme, par R. Bittard des Portes; - Des soutiens de famille au point de vue de la loi du 27 juillet 1872 sur le recrutement de l'armée, par A. Lods; fondement de l'article 900 du code civil (suite), par M. Crousel; XVI siècle. Artus Prunier de Saint-André, par Bouchie de Belle;

Un magistrat au

Revue critique.

Les projets de réforme des articles 105 et 108 du code de commerce, par H. de Lalande; Variétés et Mélanges;

Revue de la jurisprudence; - Travaux des aca

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