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sence, qui relie les sons à la succession psychique : le son étant par luimême dénué de toute extension spatiale et de toute position dans l'espace, une série de sons est analogue à l'âme, pure succession inétendue; une série d'images sonores devient donc le symbole le plus exact par lequel l'âme puisse se représenter à elle-même, si les sons qui la composent n'acquièrent par aucune association d'idées la spatialité qui leur faisait primitivement défaut, ou s'ils la perdent après l'avoir acquise; ce dernier cas est celui de la parole intérieure...

<< Essentiellement inétendu, le son est à la fois une portion du monde extérieur et un frère de l'âme; phénomène mixte, hybride, intermédiaire entre les phénomènes évidemment extérieurs et les phénomènes évidemment intérieurs, il obtient successivement de l'âme, par un double travail poursuivi dans deux sens différents, d'abord la reconnaissance de sa nature objective et comme son installation au sein du monde physique, ensuite d'être approprié à l'usage auquel son essence le destinait, c'està-dire introduit dans la série des faits inétendus. La première opération est rendue facile par les simultanéités de la sensation; les animaux euxmêmes la font de bonne heure, elle consiste à rattacher méthodiquement aux visa-tacta, c'est-à-dire au monde extérieur, au monde étendu, tous les sons qui sont des états forts. La seconde, spéciale à l'homme, a deux stades elle consiste d'abord à faire du son, état fort, l'instrument de la vie psychique collective, le lien de la société humaine, ensuite à recueillir et à développer, au moyen de l'attention, l'écho de la parole, et à l'élever au rôle de compagnon, d'associé, d'élément inséparable de la succession psychique; celle-ci devient alors la succession d'un couple de faits parallèles, la pensée n'allant plus désormais sans son expression constante, la succession des sons intérieurs. En s'élevant à cette fonction, le son, état faible, est dégagé peu à peu de toute association localisatrice; dépouillé des caractères de l'extériorité, il reprend, avec l'apparence d'une pure succession, son état primitif, que la première opération lui avait fait perdre. Aussi devient-il sans peine une chose de l'âme, et la parole intérieure est bientôt pour la conscience le phénomène principal de la pensée, non le phénomène essentiel, assurément, mais le plus évident, et comme le tuteur rigide de cette plante fine et délicate; la pensée s'appuie sur elle, et, l'associant à sa vie, en fait presque une chose vivante, à tel point qu'il faut l'observation la plus attentive pour distinguer dans cette intime association l'élément fondamental, et l'élément emprunté qui lui sert d'auxiliaire, l'âme elle-même, et cette souple armure, à la fois son œuvre et sa force, qui se plie à tous ses mouvements, et, les revêtant de son éclat, les dessine avec netteté sur le champ de la conscience.

«En résumé, si une cause sensible et facilement observable, le son de la parole audible, suffit pour expliquer la nature spécifique de l'image qui sert de signe intérieur à la pensée, cette même cause ne peut suffire

à expliquer l'extension merveilleuse de la parole intérieure, son indépendance, sa vitalité, le caractère impérieux que prend en nous cette habitude; l'état fort ne rend pas raison de l'état faible, car l'effet dépasse la cause. Un arbre vigoureux est sorti d'une petite graine; si l'arbre a grandi, c'est que la graine avait été semée dans le sol fertile qui convenait à sa nature; c'est aussi que la première pousse s'était trouvée baignée d'une atmosphère vivifiante; pour expliquer aujourd'hui la grandeur et la santé de l'arbre, la graine ne suffit pas, il faut de plus le terrain et l'atmosphère. La parole extérieure, jetée dans l'âme par la sensation, s'est trouvée être une semence féconde, parce que l'attention l'a fécondée, et parmi les mobiles de l'attention, parmi les désirs, les besoins, les tendances de l'âme, l'analogie de l'âme et du son doit figurer en première ligne si nous sommes séduits à chaque instant à maintenir l'union de fait de la parole et de la pensée, ce n'est pas seulement parce qu'elle est utile ou commode à l'entendement, c'est aussi qu'un instinct secret nous dit qu'elle est la plus rationnelle des associations: l'âme se plaît aux sons parce qu'elle retrouve en eux sa propre essence. »

On comprend bien que je ne fais pas porter ici ma critique sur l'importance que l'auteur reconnaît et explique à merveille, des rapports établis entre la pensée et la parole, d'autant plus qu'il démontre ailleurs, on l'a vu, que ces rapports ne sont point impossibles à suppléer, et que le sens de l'ouïe n'est nullement indispensable au développement de l'esprit (1). Mais faire de la parole intérieure, habitude issue après tout de celle de la parole extérieure et des enseignements de l'expérience, le phénomène sinon essentiel, au moins principal de la pensée, et cela quand on nomme soi-même à côté les désirs, les besoins, qui sont les moteurs internes et les intimes raisons d'être de cette pensée, et quand on accorde un si grand rôle à l'attention ou, en d'autres termes, à la réflexion et à la volonté, fonctions sans lesquelles la parole intérieure se dissout, tombe dans le rêve, et quand enfin on oublie les formes générales de l'intuition et de l'imagination, et les concepts intellectuels que la parole suppose et dont elle ne saurait fournir que des signes, voilà ce que j'appellerais un violent paradoxe, si ce n'était pas plutôt l'exagération momentanée d'un auteur trop pénétré de son sujet.

Pour moi, ce qui relie les sons à la succession psychique, ce n'est pas

(1) Si on réfléchit 1° à la possibilité prouvée du développement de l'intelligence sans le secours des sons; 2o à l'obstacle que l'existence de l'ouïe et l'usage de la parole ont opposé, de cela seul qu'ils en tenaient lieu, à l'organisation, dans les différentes branches de l'espèce humaine, de systèmes usuels de communications et de signes n'impliquant que la vue, et qui eussent été, en ce cas, mieux adaptés à un état normal que ne peuvent l'être ceux qu'on a dû inventer pour l'éducation en des cas anormaux; 3° à l'importance énorme, incomparable que l'écriture a prise et gardée pour la constitution des sciences et le progrès de tous les genres de réflexion, on ne trouvera pas impossible de croire que le sens de l'ouïe a été pour les hommes moins une condition sine qua non de la société et de la civilisation que peut-être de leur établissement matériel et de leur domination sur la terre.

<< une harmonie d'essence, excepté en ceci simplement, que les sons font partie de cette succession, de même qu'en font aussi partie les sensations et reproductions de toutes les autres espèces; et je ne saurais voir en quoi ils seraient frères de l'âme » à meilleur titre que les figures idéales et symboliques. Ce qui les oppose et en même temps les relie plus particulièrement aux autres phénomènes des séries de la pensée, c'est qu'ils ont été pris pour être leurs signes à tous; or, cette qualité qui leur a été attribuée n'est pas de l'essence même de l'esprit, puisqu'elle est dominée, dans l'esprit, 1° par la fonction générale de signification, au défaut de laquelle ils ne fussent pas plus que d'autres devenus des signes; 2o à un degré supérieur, par la fonction de généralisation et d'abstraction, qui, élevant le signe quel qu'il soit au-dessus d'un simple fait d'association d'idées, le constitue agent de la raison et du raisonnement; 3 par la fonction de volition, d'attention, comme préfère s'exprimer M. V. E., attendu qu'un travail d'application et de direction soutenue de la pensée est indispensable à toute haute utilisation des signes. Otez tout cela, et les sons, phénomènes très fugitifs en eux-mêmes, n'entreront plus dans la succession psychique qu'avec leur valeur et leur utilité de faits sensibles et d'impressions esthétiques.

M. V. E. est fort loin de négliger ces conditions nécessaires du rôle des signes oraux dans l'intelligence. Ce sont même des parties à distinguer, parmi les plus remarquables de son ouvrage, que celles où, traitant de ce qu'on pourrait appeler l'histoire générale du mot dans les langues, il montre l'état le plus parfait et le plus avancé des signes du langage dans ce double caractère auquel nous les voyons parvenir : purement conceptuel, d'un côté, réellement volitionnel de l'autre. Abstraits, conventionnels, arbitraires, ils sont les mieux appropriés de tous au service de la pensée; ils expriment des idées générales, des concepts détachés de toute image. Préservés par l'attention, c'est-à-dire au fond par une action de la volonté, de l'affaiblissement ordinaire des phénomènes mentals qui tombent sous l'empire de l'habitude, ils vivent et se rajeunissent, se renouvellent au besoin en s'adaptant à la liberté de l'esprit. De telles théories sont du domaine naturel d'une école qui admet le libre arbitre et les lois a priori de l'entendement. On est heureux de les rencontrer chez un philosophe à qui sa méthode semble créer d'ailleurs de grandes affinités, je ne dirai pas précisément avec l'empirisme associationiste, mais du moins avec notre école idéologique française.

(La fin prochainement.)

ERRATA.

Dans le n° 28, page 19, ligne 20, au lieu de ces efforts, lisez ses efforts. Page 27, ligne 1, au lieu de pouvoirs de solides, lisez : pouvoirs solides.

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LA REVUE OCCIDENTALE.

SOMMAIRE DU NUMÉRO DE JUILLET 1882.

Matériaux pour servir à la biographie d'Auguste Comte, par Pierre Laffitte; Toussaint-Louverture, leçon de P. Laffitte, rédigée par le Dr P. Dubuisson;

Bulletin.

REVUE PHILOSOPHIQUE DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER.

SOMMAIRE DU NUMÉRO D'AOUT 1882.

La philosophie de F. Clisson, par H. Marion; - Déterminisme et liberté (9° et dernier article), par Delboeuf; - Psychologie des grands hommes (3° article), par H. Joly; Analyses et comptes rendus. Notices bibliographiques. - Revue périodique des étrangers.

REVUE DE THÉOLOGIE ET DE PHILOSOPHIE.

SOMMAIRE DU NUMÉRO DE JUILLET 1882.

La critique du Pentateuque dans sa phase actuelle (3o article), par H. Vuilleumier ; - Les déistes anglais et le christianisme. A propos du livre de Édouard Sayous, par F. C. J. Van Goens; Liberté et nécessité du Dr Eugène Dreher;

Bulletin.

LA PHILOSOPHIE POSITIVE.

SOMMAIRE DU NUMÉRO DE JUILLET-AOUT 1882.

Lettres à une femme pieuse (Suite), par Eugène Bourdet; De la distribution de l'enseignement, par Lucien Arréat; - Le prolétariat agricole en France, depuis 1789, d'après les documents officiels, par Toubeau; - Aperçus coloniaux (Suite et fin), par Pène-Siefert; - Salon de 1882, par Pierre Petroz; - Académie française; Discours de M. Pasteur; Discours de M. Renan; Les deux opinions académiques sur M. Littré, par G. Wyrouboff; - Bibliographie.

REVUE CHRÉTIENNE.

SOMMAIRE DU NUMÉRO DE JUILLET 1882.

Le criticisme de M. Renouvier (fin), par A. Schlæsing; — Henry Greville, par E. W.; La tâche missionnaire de l'Église, par A. Bogner; - Chronique philosophique, par Ph. Bridel; - Revue du mois, par E. de Pressensé.

Le rédacteur-gérant: F. PILLON.

SAINT-DENIS. — IMPRIMERIE DE CH. LAMBERT, 17, RUE DE PARIS.

LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

LA PAROLE INTÉRIEURE, PAR VICTOR EGGER

(Voyez les no 26, 29 et 32 de la Critique philosophique.)

Je regrette d'avoir à donner tant de place à la critique dans le compterendu d'un livre rempli de vues et d'applications qui ne prêtent qu'à la louange. Mais c'est que la critique porte sur des points de métaphysique saillants, que l'auteur ne manquera probablement pas de reprendre plus tard, soit pour les modifier, soit pour tâcher de les mieux établir, et ces points, on peut les discuter sans entrer dans les détails de l'ouvrage; au lieu que pour faire bien ressortir le mérite des observations ou des développements qui s'y rencontrent presque à toute page, il faudrait procéder par des citations nombreuses et variées qui dépasseraient la mesure de ces articles. Je tâcherai du moins d'en réunir quelques-unes pour donner une idée de la manière dont M. V. E. traite la théorie de la signification et de l'habitude.

« Dans les groupes d'images qui se succèdent à la conscience, il faut distinguer deux sortes d'images, d'une part celles qui sont des signes, d'autre part celles qui sont là pour elles-mêmes et qui seules sont, à proprement parler, les pensées...

<< La convention qui attache un mot à une idée peut être non pas arbitraire, mais motivée par un rapport plus ou moins éloigné entre les deux termes que l'on associe; nous pouvons, par exemple, convenir de nommer le cheval par une imitation de son hennissement ou par celle du bruit d'un fouet; il semble même que de tels sons, moins étrangers à l'idée, la réveilleront plus sûrement dans les esprits; en tout cas, il est incontestable qu'un signe, en même temps qu'il est un signe, peut être une partie de l'idée qu'il exprime... Il est même probable qu'aux origines du langage, la plupart des mots, sinon tous, avaient un rapport plus ou moins direct avec l'idée... Aujourd'hui encore, des onomatopées et des symboles subsistent dans les langues modernes, témoignages vivants de l'état primitif du langage, et l'on ne peut nier que ce soient des signes. Mais nous soutenons que les langues se sont perfectionnées en perdant peu à peu leurs onomatopées et leurs symboles; ce sont là des signes provisoires et de valeur médiocre; le signe proprement dit, le signe parfait, est celui qui

CRIT. PHILOS.

XI-33

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