Images de page
PDF
ePub

examinons si l'Eglise a jamais parlé contre eux un langage qui puisse s'accommoder avec celui de l'auteur.

Les Pères disent-ils à ces hérétiques : Le monde que vous croyez mauvais ne peut l'être, puisqu'il est inséparable de Jésus-Christ, qui est, selon vous, le fils de Dieu, l'envoyé du bon principe, et que par-là il a toujours été infiniment parfait ? Voilà une controverse abrégée et décisive; en voit-on le moindre vestige dans les Pères? Tout au contraire; ils supposent qu'il faut considérer le monde comme séparé de Jésus-Christ. Ils avouent qu'il n'a été dans sa création que d'une perfection bornée; ils disent qu'il faut entendre à la lettre ce que la Genèse rapporte à la fin de chaque journée; savoir, que l'œuvre de Dieu étoit bonne en cet état; ils ajoutent que par le péché d'Adam l'ouvrage de Dieu, dont l'homme est la plus noble portion, a perdu une partie de sa perfection originelle: mais ils soutiennent que toute nature, quelque corrompue, c'est-à-dire, quelque diminuée qu'elle soit, tant qu'elle demeure nature, est encore bonne; qu'à quelque degré de perfection et d'être qu'on la rabaisse, pourvu qu'il lui en reste quelqu'un, elle porte encore la marque du doigt de Dieu, et n'est jamais mauvaise; qu'en un mot toute substance, en tant que substance, quelque vile et corrompue qu'elle soit, est encore essentiellement bonne. L'auteur dira-t-il la même chose? Pourra-t-il de bonne foi, selon ses ses principes, dire avec saint Basile et avec saint Augustin qu'il suffit d'être substance pour être essentiellement bon? Dira-t-il avec saint Augustin que Dieu n'a fait qu'une très-petite partie de ce qu'il pouvoit faire,

et qu'il est libre de créer plusieurs autres mondes. Mais quand les Pères parlent, comme nous venons de le voir, d'une manière si opposée aux principes de l'auteur, le font-ils sur de simples opinions de philosophie? Nullement. Au contraire, saint Augustin dans son livre de Utilitate credendi, contre les Manichéens, assure qu'il ne lui est permis d'user d'aucun terme qui ne soit autorisé par la tradition. Ceux même qui paroissent bons, il n'ose les employer, parce qu'il ne les a point appris des anciens.

[ocr errors]

Nous avons déjà vu que, quand il pose pour principe fondamental, contre les Manichéens, que le moindre degré de perfection qu'on peut concevoir dans une créature convient à Dieu, et que tout degré d'ordre, quelque petit qu'il soit, vient de lui; il ne parle point ainsi en simple philosophe, mais au nom et avec l'autorité de toute l'Eglise. « Nous >> autres, Catholiques chrétiens, dit-il (1), nous ado>> rons un Dieu de qui viennent toutes choses, soit >> grandes soit petites; de qui toute mesure, soit grande soit petite; de qui toute beauté, soit grande » soit petite; de qui tout ordre, soit grand soit petit.... >> Dieu est au-dessus de toute mesure, de toute beauté, » de tout ordre. » Vous voyez par quelle autorité saint Augustin décide que tout ordre et tout bien, quelque petit qu'on le conçoive, est digne de Dieu. Voilà donc un principe de l'Eglise contre les Manichéens, qui n'est pas moins contraire à l'auteur, qu'à ces hérétiques, savoir, que tout être, à quelque degré qu'on le conçoive au-dessous de la plus grande perfection, seroit encore bon et digne de Dieu.

(1) De Nat. Boni cont. Manich. cap. 1: tom. vi..

CHAPITRE XXII.

Il n'y a jamais eu de théologien qui ait raisonné comme l'auteur, quand il dit que la création du monde seroit indigne de Dieu, si Jésus-Christ n'y étoit compris.

L'AUTEUR pourra me dire : Vous ne pouvez désavouer que les théologiens sont partagés pour savoir si le Verbe se seroit incarné ou non, supposé qu'Adam n'eût point péché.

Il est vrai que quelques théologiens assez modernes ont cru que le Verbe se seroit incarné dans une chair impassible, si Adam eût conservé son innocence; mais, outre que cette opinion n'a point de fondement dans l'Ecriture, comme nous l'avons vu, qu'elle ne convient pas au langage commun des Pères, et qu'elle ne peut avoir pour se soutenir que des passages équivoques ou des raisonnemens de convenance; de plus, elle est très-différente de celle de l'auteur. Voici deux points capitaux, sur lesquels ces théologiens condamneront aussi fortement que moi son systême.

Premièrement, l'auteur dit que sans Jésus-Christ le monde auroit été indigne de Dieu; par conséquent, si on pouvoit l'en séparer, il pourroit être mauvais: donc il ne suffit pas de dire que l'incarnation seroit arrivée, quand même Adam n'auroit point péché; mais il faut ajouter, selon l'auteur, que l'incarnation étoit d'une absolue nécessité, et que sans elle Dieu

n'auroit pu créer le monde : c'est ce que ces théologiens rejeteront comme une doctrine inouie. Il est vrai, diront-ils, que nous croyons qu'il a plu à Dieu d'honorer la nature humaine par l'incarnation de son Fils, indépendamment du péché d'Adam, et qu'il a voulu mettre dans son Fils toute la gloire de son ouvrage et l'objet de ses complaisances; mais à Dieu ne plaise que nous entreprenions de détruire la liberté de Dieu! Nous croyons que Dieu est libre de faire tous les ouvrages qu'il lui plaît, sans y mêler l'incarnation du Verbe.

Secondement, il faut que l'auteur dise que JésusChrist a dû nécessairement venir au monde comme rédempteur. Selon lui, l'ordre a déterminé Dieu invinciblement au plus parfait de tous les desseins, pour l'accomplissement de son ouvrage; car nous avons montré qu'il ne peut soutenir que Dieu ait choisi entre plusieurs desseins également parfaits donc, il est évident que le dessein qu'il a exécuté étoit le plus parfait de tous. Or, celui qu'il a exécuté renferme Jésus-Christ en qualité de rédempteur. Donc le dessein qui renferme Jésus-Christ comme rédempteur, dans une chair crucifiée, est plus parfait que celui qui auroit renferiné JésusChrist comme l'ornement seulement de la nature humaine dans une chair impassible. De plus, si le dessein où Jésus-Christ entre comme souffrant n'étoit pas plus parfait que celui où il entre comme l'ornement de la nature humaine, il s'ensuivroit qu'il auroit souffert en vain, et que Dieu, qui ne peut permettre rien, et surtout le mal, que pour sa plus grande gloire, devoit empêcher la chute d'Adam et

se

se borner au dessein où Jésus-Christ n'auroit point souffert. Cela étant, il faut conclure que Dieu ne pouvoit créer le monde sans le racheter, et que nonseulement l'incarnation du Verbe étoit absolument nécessaire, mais encore que la mort du Sauveur sur la croix étoit essentiellement attachée, par l'ordre inviolable, à la création de l'univers. C'est une seconde erreur dont les théologiens que j'ai nommés sont très-éloignés.

Voilà deux conséquences de la doctrine de l'auteur, qui lui sont uniquement propres, et que toute école catholique désavouera : non-seulement cette doctrine est inconnue à toute l'antiquité chrétienne, mais elle est inouie parmi tous les théologiens modernes. Qu'appellera-t-on nouveauté profane (1), à laquelle on doive boucher ses oreilles, si on ne donne ce nom odieux à des principes par lesquels un homme veut décider de ce qu'il y a de plus profond dans le mystère de Jésus-Christ, sans autre autorité que celle de sa philosophie, et sans avoir la consolation de pouvoir dire qu'un seul théologien catholique, depui sles apôtres jusques à nous, ait parlé comme lui? Si on peut impunément, dans les matières de religion, ouvrir des chemins si nouveaux et si écartés des anciens vestiges; si la sagesse sobre et tempérée, que saint Paul recommande (2), est si oubliée parmi les chrétiens, que ne doit-on pas craindre dans ces malheureux siècles, où une effrénée curiosité et une présomption violente agitent tant d'esprits?

(1) I Tim. VI. 20. —

(2) Rom. x11. 3.

FÉNÉLON. III.

I I

« PrécédentContinuer »