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LETTRE PREMIÈRE.

SUR LA NATURE DE LA GRACE.

Vous me demandez ma pensée, mon révérend Père, sur la nature de la grâce. N'est-ce, dites-vous, qu'une délectation prévenante et indélibérée? est-ce aussi une délectation délibérée? Examinons, s'il vous plaît, ces deux questions l'une après l'autre ensuite nous parlerons de la prière.

PREMIÈRE QUESTION.

De la délectation indélibérée.

Cette délectation, quelque spirituelle qu'on veuille la concevoir, n'est qu'un sentiment indélibéré et involontaire, comme nos sensations. Si on m'objecte qu'elle est de l'ame toute seule, je répondrai que le plaisir d'un parfum qui flatte l'odorat, ou d'une musique qui charme l'oreille, est de l'ame toute seule, autant que la délectation la plus spirituelle qu'on puisse concevoir. La musique qui affecte doucement l'organe, et l'organe doucement affecté ou ébranlé, n'est que la cause occasionelle de mon. plaisir mais mon plaisir est une modification de mon ame seule; ainsi c'est une modification d'un pur esprit, de même que la délectation qu'excite en nous la vue des vérités les plus sublimes de la religion. Nul corps ne peut ni avoir le sentiment pour

sa propre modification, ni être modifié par un sentiment qui soit mixte et commun entre lui et un esprit, ni même être cause réelle du sentiment qui modifie un esprit. Tout sentiment appartient tellement à l'esprit seul, et est tellement borné à la substance spirituelle, que nul corps ne peut y avoir d'autre part que d'en être la simple occasion par institution purement arbitraire. Or, il est évident que l'occasion dans laquelle un sentiment est produit, ne diminue en rien la nature de ce sentiment: il est toujours également spirituel, puisqu'il est toujours également la modification d'une substance purement spirituelle. Par exemple, la douleur des démons et des ames damnées est un sentiment qui n'est pas moins sentiment que nos sensations, et qui est néanmoins la modification de la substance purement intellectuelle et incorporelle. Qu'une modification m'arrive à l'occasion d'un corps ou à l'occasion d'un esprit, elle est toujours également la modification d'une substance pensante et entièrement incorporelle. Les pensées que j'ai sur les corps ne sont pas moins spirituelles en elles-mêmes, que les pensées que j'ai sur les esprits: si l'objet de ma pensée, qui est essentiel. à ma pensée même, n'en altère en rien la spiritualité, quoiqu'il soit corporel, à combien plus forte raison, ce qui n'est que la simple occasion de mon sentiment ne peut-il en rien altérer la spiritualité de mon sentiment. Une cause occasionelle n'a par ellemême aucune vertu réelle, et il ne lui en est donné aucune. Celui qui la rend cause occasionelle, veut seulement d'une manière purement arbitraire, qu'elle serve comme de signal or un signal n'est rien de

réel à l'action; il lui est absolument étranger: il est donc manifeste que le doux ébranlement de mon organe parmi des parfums, ou dans un concert de musique, n'étant que la cause purement occasionelle de mon plaisir; ce plaisir est en lui-même aussi spirituel que celui de la plus sublime contemplation.

D'ailleurs le plaisir indélibéré qui nous vient de la plus sublime contemplation, est autant indélibéré par sa nature, que celui qui nous vient d'un parfum ou d'une musique. Ce plaisir est en nous sans nous; en le supposant prévenant, indélibéré et involontaire, nous supposons qu'il est en nous comme le mouvement est imprimé dans un corps, et que nous l'avons reçu d'une manière purement passive. Quand on me perce d'un coup d'épée, je ne saurois ne pas souffrir de la douleur; je la souffre, et ne fais que la souffrir sans la vouloir. Cette douleur est non-seulement indélibérée, mais encore involontaire; c'est-à-dire, qu'elle n'est point voulue par ina volonté; car je ne veux point souffrir ce que je souffre, et il n'y a rien que je ne fisse pour éviter cette souffrance. Tout de même, quand j'entre dans un lieu où il y a un concert de musique, il ne dépend nullement de moi de n'avoir point du plaisir; il faut ou que je sorte, ou que je bouche mes oreilles pour m'en priver; mais, dans ce premier moment de surprise, ce plaisir est en moi aussi indélibéré que la chute d'une pierre; et, supposé que je ne veuille point ce plaisir-là, il est aussi involontaire que le mouvement de mon corps le seroit si on me traînoit malgré moi en prison. Il en est de même du plaisir in

délibéré de la plus sublime contemplation. Il est en lui-même entièrement passif, et imprimé en nous sans nous non-seulement il n'a, selon la supposition, rien de délibéré, mais encore, rien de volontaire dans sa nature. Il est vrai qu'on peut y ajouter un consentement de la volonté, ou, si vous le voulez, une simple non répugnance de la volonté; mais en lui-même et par sa nature il est indépendant du consentement et de la résistance de la volonté ; on peut également l'éprouver tantôt en n'y résistant pas, tantôt en y résistant. Les saints Martyrs ont eu malgré eux des plaisirs. Les voluptueux ont malgré eux des douleurs très-fortes. Il est donc clair comme le jour, que tout plaisir qui n'est qu'un simple sentiment prévenant dans l'ame, a ces deux choses; l'une, qu'il est purement spirituel, en quelque occasion qu'il soit imprimé; l'autre, qu'il est en soi absolument indélibéré, involontaire, et reçu dans l'ame d'une manière purement passive.

Ces principes étant posés, il faut s'accoutumer à regarder la délectation indélibérée que nous éprouvons dans la contemplation la plus sublime, tout de même que nos sensations, c'est-à-dire, que le plaisir d'un parfum qui saisit agréablement notre odorat quand nous y pensons le moins, et que celui d'une musique qui tout à coup charme notre oreille. L'occasion est très-différente; mais le sentiment de l'ame est également spirituel et passif, c'est-à-dire, indélibéré et involontaire.

Il nous reste à savoir comment on pourroit dire que le plaisir indélibéré est la cause du plaisir délibéré. S'il n'en est que la cause occasionelle, ou la

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