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tour les instrumens de la haine et de l'envie, et les échos de l'ignorance. Ils ont été très-bien caractérisés dans ces vers de ce même Voltaire, qu'ils aimaient d'autant moins qu'il les connaissait

mieux :

Animaux malfaisans, semblables aux harpies,

De leurs ongles crochus et de leur souffle affreux,
Gâtant un bon dîner qui n'était pas pour eux.

SECTION II.

La Grange Chancel, La Motte, Piron, Le Franc de Pompignan.

Rien ne fait mieux voir combien la poésie dramatique est à la fois séduisante et périlleuse que la multitude d'ouvrages qu'elle a produits dans ce siècle, et le très-petit nombre de ceux qui ont échappé à l'oubli. On a représenté ou imprimé, depuis la mort de Racine, environ un millier de tragédies. Combien en est-il resté au théâtre, en mettant à part celles de Voltaire, qui a pris son rang à côté des deux maîtres du dernier siècle? A peu près une trentaine, avec plus ou moins de succès et de réputation, plus ou moins de bonheur ou de mérite; et, parmi celles qui appartiennent à des auteurs actuellement vivans, il en est qui sûrement ne sont pas à l'abri des différentes révolutions que le temps a fait essuyer aux

poëtes de l'âge précédent, dont vous avez vu varier les destinées.

Les esprits supérieurs, en dominant sur l'esprit général, ont une influence progressive sur le sort des écrivains modernes. Le ton que Voltaire a fait prendre à la tragédie est en effet, sans qu'on s'en soit aperçu, ce qui a le plus contribué à faire disparaître nombre de pièces qui avaient encore de la vogue avant lui. La manière dont ce grand homme a traité l'amour dans ses tragédies a dégoûté des galanteries pastorales et des fadeurs dialoguées d'Alcibiade, de Tiridate, d'Arminius, que Baron fit applaudir autrefois. Si, depuis trente ans, on n'a pas osé remettre l'Astrate de Quinault, la Pénélope de Genest; si le Pyrrhus de Crébillon, qu'on essaya de faire revivre il y a quelques années, fut aussitôt abandonné, c'est qu'en voyant tous les jours des pièces telles que Zaïre, Alzire et Tancrède, on eut plus de peine à supporter la froideur et la faiblesse de ces romans alambiqués et de ces langoureuses élégies. Un acteur immortel, à qui la déclamation fut redevable du même progrès que la tragédie devait å Voltaire, nous accoutuma, comme de concert avec le poëte, à des impressions plus fortes et plus profondes; et c'est surtout grâce à ces deux talens réunis qu'on a senti que la tragédie devait être quelque chose de plus que ce qu'elle était souvent du temps de Baron, une conversation noble et

a

une galanterie de cour. Si la disposition naturelle à l'esprit humain, de passer facilement d'un excès à l'autre, nous a jetés ensuite dans l'exagération de toute espèce; si l'on est devenu outré de peur d'être faible (ce qui n'est qu'une sorte de faiblesse), si l'on est devenu extravagant de peur d'être froid (ce qui n'est qu'une autre sorte de froideur), il n'est pas impossible que quelques bons esprits, quelques bons modèles nous ramènent à ce juste milieu, qui est le point de perfection dans tous les arts. L'exaltation de tête n'est qu'une maladie morale qui a son cours et ses périodes comme les épidémies physiques : la contagion peut s'arrêter quand elle est à son plus haut degré. On peut en venir à s'apercevoir au théâtre qu'il y a quelque différence entre la vraie chaleur qui nous pénètre et l'effervescence factice qui nous étourdit, entre les transports de la passion et les conyulsions de l'épilepsie, entre les accens de l'homme sensible et les hurlemens d'un fou enragé, entre un héros qui se plaint et un mendiant qui nous apitoie, entre une princesse irritée et une harengère qui querelle. Depuis trop longtemps on confond des choses si différentes, sous prétexte de chaleur; mais cette manie est peutêtre près de son terme; et l'ennui, qui à la longue naît de tout qui est faux; l'ennui, plus efficace que toutes les leçons, peut nous ramener à la vérité. Qui sait alors ce que deviendront les monstres

dramatiques, composés et représentés de nos jours sur ce plan d'exagération qui touche à la folie? 'Qui sait si la ténébreuse démence du théâtre anglais ne sera pas repoussée du nôtre, et si nous ne cesserons pas d'imiter de cette respectable nation ce qu'elle a de moins imitable? Ce n'est pas que nous ne devions à quelques-uns de ceux qui travaillent aujourd'hui pour le théâtre des productions d'un meilleur genre, et je me ferais un plaisir de rendre justice à ce qu'ils ont d'estimable; mais le plan que je me suis prescrit, ne comprenant point jusqu'ici les auteurs vivans, me dispense d'un jugement où la louange et la censure sont presque également dangereuses. Le temps ne doit marquer qu'à la fin de leur carrière ce que l'opinion générale doit faire perdre ou gagner à chacun d'eux; et, borné à rendre compte de ce que nous ont laissé ceux qui ne sont plus, le premier témoignage que je leur dois, c'est que l'art de Melpomène est si difficile et si brillant, que, même à une grande distance des trois maîtres qu'elle a placés dans son sanctuaire, il y a encore quelque gloire pour ceux à qui un ou deux ouvrages, honorés d'un succès durable, ont donné une place dans son temple.

La Grange Chancel était l'écrivain qui, après Crébillon, avait eu le plus de succès au théâtre avant que Voltaire y parût, mais ses pièces ne s'y soutinrent pas comme Electre et Rhadamiste.

La princesse de Conti, dont il était page, engagea Racine à cultiver les dispositions très-prématurées que ce jeune homme avait montrées : il faisait des vers et des comédies dès l'âge de neuf ans. C'est un des nombreux exemples qui prouvent que le talent poétique s'annonce de bonne heure: il est plus rare que cette extrême précocité n'ait abouti qu'à une médiocrité si décidée. La seule partie de l'art que La Grange ait connue, c'est l'entente de l'intrigue; c'est surtout le mérite d'Amasis et d'Ino; tous les autres lui manquent presque entièrement.

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Jugurtha, sa première pièce, composée lorsqu'il n'avait que seize ans, ne serait pas même dans le cas d'être comptée, si l'auteur ne nous apprenait qu'il l'avait depuis revue et corrigée avec le plus grand soin, et s'il ne l'eût jugée digne d'entrer dans l'édition complète de ses OEuvres, qu'il rédigea quelque temps avant sa mort. L'intrigue en elle-même n'est pas mal tissue; mais elle n'est pas plus tragique que presque toutes celles du même temps, et le sujet devait l'être. Au lieu de nous offrir, comme dans l'histoire, un Jugurtha qui a soif de régner et soif du sang de son frère, un Africain artificieux et féroce, qui trompe et qui déteste les Romains, c'est l'amoureux de la princesse Artémise, d'une fille de Bocchus, et il hait beaucoup moins dans son frère Adherbal un concurrent au trône de Numidie, qu'un rival

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