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que la théorie du bon goût est d'accord avec l'expérience de tous les siècles; que la grande difficulté, le grand mérite est de trouver le degré d'émotion où le cœur aime à s'arrêter, et de n'exciter la pitié où la terreur que jusqu'au point où elle est un plaisir. Si dans tous les arts de l'imagination il ne s'agissait que de passer le but, rien ne serait si commun que les bons artistes; mais il s'agit de l'atteindre, et c'est ce qui est rare. Faisons servir l'examen d'Atrée à la confirmation de ces principes, qu'il faut d'autant plus remettre en vigueur, que l'on cherche plus à les ébranler.

Rien n'est si connu que ce sujet. Érope a été enlevée il y a vingt ans par Thyeste, au moment où elle venait d'épouser Atrée; elle est retombée quelque temps après au pouvoir d'Atrée, comme elle était sur le point de donner un fils à Thyeste. Atrée a fait périr la mère, et élevé le fils dans le dessein de se servir un jour de sa main pour égorger Thyeste. En élevant le fils pour ce parricide, il n'a cessé de poursuivre le père dans tous les asiles où il fuyait. Thyeste est à présent dans Athènes; du moins on le croit, parce que Athènes s'est déclarée pour lui. C'est ici que commence la pièce, et ces faits sont exposés dans la première scène, où Atrée confie à Eurysthène ses abominables projets, sans autre motif que d'en instruirc le spectateur; car, dans les règles de l'art, une pareille confidence n'est vraisemblable que lors

qu'elle est nécessaire; et Atrée non-seulement n'a besoin de se confier à personne, mais il s'ouvre très-imprudemment, puisqu'il suffirait d'un mouvement de pitié très-naturel pour engager Eurysthène à découvrir tout au jeune prince, qui passe pour le fils d'Atrée. Cette faute, au reste, est une des moindres de l'ouvrage; elle est du nombre de celles qui sont de peu de conséquence à la représentation, où le spectateur, content d'être mis au fait de tout, n'examine pas trop comment l'auteur a motivé son exposition.

Cependant Thyeste, tandis qu'Atrée se préparait à partir du port de Chalcis (où se passe l'action) pour attaquer les Athéniens, avait de son côté armé une flotte pour rentrer dans Mycènes, et faire une diversion en faveur de ses alliés. Mais une tempête affreuse a détruit ou dispersé ses vaisseaux, et l'a jeté, lui et sa fille Théodamie, dans l'île d'Eubée, sur les côtes de Chalcis, où il a été recueilli et secouru par ce même Plisthène qui est son fils et qui se croit celui d'Atrée. Le prince est devenu tout à coup amoureux de cette Théodamie qu'il ne connaît pas, et cet amour ajoute encore à la pitié que lui inspire le malheur du père, qu'il ne connait pas davantage. Thyeste et sa fille ne demandent qu'un vaisseau pour s'éloigner d'un séjour que la présence d'Atrée leur rend si terrible; mais Plisthène ne saurait disposer d'un vaisseau sans l'aveu du roi. Il engage Théo-.

damie à s'adresser à lui; elle l'avait déjà vu une fois, et il l'avait reçue avec humanité; mais Thyeste s'était tenu soigneusement caché. Leur départ devient d'autant plus pressant, que celui d'Atrée est suspendu par un avis qu'il reçoit, au second acte, que Thyeste n'est plus dans Athènes. Théodamie, qui aime Plisthène, voudrait bien que son père ne s'exposât pas de nouveau sur la mer, et continuât à rester ignoré dans Chalcis; mais Thyeste insiste, et veut absolument partir: il faut donc se résoudre à revoir Atrée, et la terreur commence à se faire sentir. Elle est au comble lorsque Atrée, après quelques questions assez naturelles dans les circonstances, demande à Théodamie pourquoi son père semble dédaigner ou craindre de paraître devant un roi dont il implore les secours et les bienfaits. Elle répond:

Mon père, infortuné, sans amis, sans patrie,
Traîne à regret, seigneur, une importune vie
Et n'est point en état de paraître à vos yeux.

Le soupçonneux Atrée ne réplique que par ces mots qui font trembler :

Gardes, faites venir l'étranger en ces lieux.

Après tout ce qu'on a entendu d'Atrée, la vraie terreur règne sur la scène en ce moment, que j'ai toujours vu produire une impression trèsmarquée. Elle se soutient dans l'entrevue des deux

XII.

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frères, qui est belle, bien dialoguée, surtout dans la première moitié. L'instant de la reconnaissance, et l'expression graduée de tous les sentimens qui se réveillent dans l'âme de l'implacable Atrée à l'aspect de Thyeste, est de la plus grande vigueur.

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Quel son de voix a frappé mon oreille?

Quel transport tout à coup dans mon cœur se réveille ?

D'où naissent à la fois des troubles si puissans?

Quelle soudaine horreur s'empare de mes sens?

Toi, qui poursuis le crime avec un soin extrême,

Ciel! rends vrais mes soupçons, et que ce soit lui-même!

Je ne me trompe point: j'ai reconnu sa voix;

Voilà ses trails encore... Ah! c'est lui que je vois :
Tout ce déguisement n'est qu'une adresse vaine;
Je le reconnaîtrais seulement à ma haine.
Il fait pour se cacher, des efforts superflus;
C'est Thyeste lui-même, et je n'en doute plus.

«Je le reconnaîtrais seulement à ma haine», est effrayant de vérité et d'énergie: toute la scène fait frémir. Mais aussi c'est ce qu'il y a de plus beau dans la pièce ; c'est ici que l'effet s'arrête avec l'action; dès ce moment, nous ne verrons plus rien de théâtral; nous n'éprouverons plus que cette tristesse mêlée de dégoût, qui naît d'un spectacle d'horreurs gratuites, de vengeances froidement raffinées, tranquillement réfléchies, exécutées sans obstacle. Il est facile de faire voir, en continuant cet examen, que ce sujet, de la manière dont le poëte l'a conçu, ne pouvait attacher le spectateur par aucune des émotions qui établissent

l'empire de la tragédie sur la sensibilité du cœur humain. Nous rencontrerons encore quelques beautés de détail; mais nous ne verrons plus guère que des fautes dans le plan et dans l'intrigue, dont il est temps de faire connaître les vices essentiels,

Atrée, dès qu'il a reconnu son frère, se livre à des transports de rage, le menace de toute sa vengeance, l'accable d'injures et d'opprobres, et finit par dire à ses gardes :

Qu'on lui donne la mort, gardes; qu'on m'obéisse;
De son sang odieux qu'on épuise son flanc.

Puis tout à coup il revient à lui, et dit à

Mais non une autre main doit verser tout son saug.
(Aux gardes.)

Oubliais-je ?... Arrêtez; qu'on me cherche Plisthene

part:

Et Plisthène, attiré par le bruit, arrive aussitôt. Ce mouvement d'Atrée, n'est pas juste, et Crébillon, dont le principal mérite dans cette pièce est d'avoir peint fortement la haine, et la haine qui dissimule, s'y est mépris pour cette fois; ce mot que dit Atrée, oubliais-je ? est faux. Comment a-t-il pu oublier un projet qui l'occupe depuis vingt ans, et dont il vient tout récemment de s'entretenir fort au long avec Eurysthène? On peut supposer tout au plus que, dans le premier accès de fureur que lui inspire la vue de Thyeste', il ait dit pour premier mot, qu'on l'immole, et

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