Images de page
PDF
ePub

la paix. Le Franc lui doit aussi l'idée heureuse de faire triompher Énée du roi de Gétulie avant de s'éloigner de Carthage; en sorte que l'important service qu'il rend à Didon couvre ce qu'il peut y avoir d'odieux à l'abandonner, après les bienfaits qu'il en a reçus. Achate fait auprès d'Enée le même rôle que Paulin auprès de Titus: Paulin oppose à l'amour de son maître les lois de l'état et la majesté de l'empire; Achate combat l'amour d'Énée par l'intérêt des Troyens et par les oracles qui les appellent à régner en Italie. Les alternatives de la passion et du devoir sont balancées et graduées à peu près de même dans les deux pièces; mais la différence est grande dans l'exécution, qui dépendait surtout de la poésie de style. Dans cette partie, l'auteur de Didon, placé entre Virgile et Racine, ne pouvait pas soutenir la comparaison; et ce qui fait bien sentir la supériorité de ces deux grands maîtres, c'est que l'imitateur, qui est si loin d'eux, n'est pourtant pas sans mérite. En général, il écrit avec assez de pureté, quelquefois avec élégance et noblesse; mais si l'on excepte deux ou trois morceaux où, avec l'aide de Virgile, il s'élève jusqu'au pathétique, il est d'ailleurs rarement au-dessus du médiocre. Plus correct que l'auteur d'Ariane, il a bien moins de mouvement, de chaleur et d'abandon. Il n'a pas su profiter à cet égard de tout ce que Virgile pouvait lui fournir, même en mettant

de côté la perfection d'un style que le seul Racine pouvait égaler. Un des plus grands défauts de celui de Didon, ce sont de froides sentences et de longues moralités, toujours si déplacées dans les situations où le cœur seul doit être occupé. Il y a plus, souvent elles sont mêlées d'idées fausses. Didon vient d'ouvrir son cœur à ses deux confidentes, de leur déclarer le choix qu'elle a fait d'Énée, au préjudice d'Iarbe; elle finit l'acte par ces vers :

Quoi! du rang où je suis, déplorable victime,
Faut-il sacrifier un amour légitime,

Et, nourrissant toujours d'ambitieux projets,
Immoler mon repos à de vains intérêts ?
N'ajoutons rien aux soins de la grandeur suprême :
Trop de tourmens divers suivent le diadème,
Et le destin des rois est assez rigoureux,

*Sans

que l'amour les rende encor plus malheureux.

Indépendamment de la froideur et de la faiblesse de ces vers, cette fin d'acte, qui devait être le résumé de la situation et des sentimens de Didon, manque de sens et de vérité. Il n'est point question de nourrir d'ambitieux projets, mais seulement de pourvoir à la sûreté de son état naissant, et ce ne sont point là de vains intérêts : cette expression est très-fausse; le salut de ses peuples, menacés par le roi de Gétulie, n'est rien moins qu'un vain intérét. Que signifie ce vers :

N'ajoutons rien aux soins de la grandeur suprême.

Il ne s'agit pas d'y ajouter, il s'agit de s'en occuper; et certainement il doit entrer dans ces soins d'écarter le péril qui menace ses états. Cet

autre vers,

Trop de tourmens divers suivent le diadème...

pèche contre la justesse des figures. On dirait bien que trop de tourmens suivent la royauté; ce sont toutes expressions abstraites mais le mot de diadème forme une image, et l'on ne peut se figurer des tourmens suivant un diadème. Les deux derniers vers,

Et le destin des rois est assez rigoureux,

Sans que l'amour les rende encor plus malheureux,

ne disent pas non plus ce non plus ce qu'ils doivent dire. Ce n'est pas de l'amour en lui-même qu'elle veut parler, puisqu'elle s'y livre; elle veut dire que le trône exige assez d'autres sacrifices, sans y joindre ceux de l'amour. C'est beaucoup de fautes en huit ‚vers, et j'en pourrais citer d'autres où il n'y en a pas moins; mais il y a des beautés dans les scènes entre Énée et Didon. La conduite de la pièce est sage et régulière c'est un de ces ouvrages qui prouvent que la médiocrité peut être estimable; et l'on sait bien que ce vers de Boileau,

:

Il n'est point de degrés du médiocre au pire,

n'est qu'une hyperbole poétique, dont l'objet est

d'épouvanter les nombreux aspirans à la palme de la poésie. S'il fallait prendre ce vers à la lettre, tout ce qui ne serait pas au premier rang ne serait rien, et l'estime publique a fait voir qu'il y avait de l'honneur et du mérite dans le second.

SECTION III.

La Noue, Guymond de La Touche, Châteaubrun, Le Mierre.

On peut ranger dans cette classe le Mahomet second de La Noue, qui est encore une de ces pièces qui mériteraient d'être remises. L'auteur a pris pour sujet un trait de l'histoire ottomane, rapporté par quelques écrivains, nié par d'autres, mais qui était bien dans le caractère de Mahomet. Les janissaires murmuraient de sa passion pour une femme grecque, nommée Irène, et se plaignaient qu'elle le détournât de la guerre et des conquêtes : des murmures ils passèrent jusqu'à la révolte. Le sultan furieux paraît devant eux, ayant Irène à ses côtés : il abat d'un coup de sabre la tête de sa maîtresse; et, après leur avoir montré par ce coup terrible à quel point il est maître de son amour, il leur montre qu'il l'est de 'ses soldats en faisant punir les chefs de la sédition. Pour en venir à ce dénoûment atroce, et le faire supporter, il fallait peindre le caractère de Mahomet avec une grande énergie; et c'est le principal mérite de cet ouvrage. Le rôle du sultan

est conçu et écrit avec une force originale, plein d'une férocité orgueilleuse et barbare, qui est également celle des mœurs turques et de l'empereur. Elle ne respire pas moins dans le rôle de l'aga des janissaires, qui ose, au péril de sa tête, porter aux pieds de son redoutable maître les plaintes et les reproches de ses soldats. Ils sont animés par le vizir, qui a conçu pour Mahomet une haine implacable, mais suffisamment justifiée par ce qu'il a éprouvé de la cruauté despotique du sultan. Le caractère de ce conquérant fameux est mêlé avec art de cette espèce de grandeur fondée sur l'orgueil, et qui n'est pas incompatible avec un naturel farouche et sanguinaire, et l'habitude de verser le sang. Il est touché de la noble fermeté de sa captive Irène, qui de son côté n'est pas insensible à l'ascendant qu'elle a pris sur une àme de cette trempe. Mahomet, tout amoureux qu'il est d'Irène, ne veut l'obtenir que de son choix, et la laisse absolument maîtresse de son sort. Il ne traite pas moins généreusement le père d'Irène, Théodore, prince du sang des empereurs grecs; et la main d'Irène et l'aveu de Théodore sont le prix de cette magnanimité. Mais la révolte des janissaires, sans cesse excitée et rallumée par le vizir et le mufti, jette la rage dans le cœur de Mahomet, lui inspire une soif de sang que ne peut satisfaire la mort du vizir et des principaux rebelles, et qui s'éteint enfin dans celui

« PrécédentContinuer »