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qu'il soit sur-le-champ revenu à lui; mais un pareil oubli ne peut pas durer pendant quarante vers. Il fallait donc que toutes les menaces qu'il fait ne fussent d'abord que feintes, et n'eussent pour objet que de mieux abuser son frère sur la feinte réconciliation qui finit cette scène, et que le spectateur s'aperçût qu'Atrée trompe également, et quand il s'emporte, et quand il s'apaise. En effet, il feint de se rendre aux prières de Plisthène et de Théodamie, et de pardonner à Thyeste. Son but est de le rassurer, et de se ménager le temps et les moyens de déterminer Plisthène à l'égorger; mais ces moyens sont encore fort mal combinés. Dès le premier acte il a exigé que Plisthène s'engageât par serment à servir sa vengeance. Le prince l'a juré, ne croyant pas qu'on lui demandât un meurtre au moment où on l'envoie combattre; et quand Atrée lui a dit qu'il faut immoler Thyeste, il a répondu comme il devait :

Je serai son vainqueur, et non son assassin.

A présent que Thyeste est sans défense entre es mains de son frère, Atrée doit croire moins que jamais que Plisthène, dont il connaît le caractère généreux, soit capable d'une action si lâche. Cependant il la lui propose, et ce qui lui donne l'espérance de l'obtenir est précisément ce qui devrait la lui ôter. Il a découvert que le jeune

prince aime Theodamie, et s'il refuse d'égorger le père, Atrée le menacera d'égorger la fille: il semble croire ce moyen infaillible. Il n'était pourtant pas difficile de prévoir qu'entre ces deux partis, dont la suite nécessaire est de perdre Théodamie d'une manière ou d'une autre, un amant préférerait celui qui du moins lui épargne un crime atroce, un crime qui le rendrait pour jamais un objet d'horreur aux yeux de son amante. On croit sans peine qu'un homme capable de sacrifier tout à son amour (et Plisthène encore n'est pas cet homme-là ) se déterminera à commettre un crime qui peut lui assurer la possession de ce qu'il aime, mais non pas un crime qui lui en ôte à jamais l'espérance. Aussi Plisthène répond, comme tout le monde s'y attend, et comme Atrée devait s'y attendre, que, quoi qu'il puisse arriver, il ne tuera pas le frère de son père et le père de Théodamie. S'il est vrai que la tragédie soit fondée sur la connaissance du cœur humain, on peut juger, d'après ces observations d'une vérité incontestable, si l'auteur d'Atrée a suivi dans cette pièce la marche de la nature, si les combinaisons de son principal personnage ne sont pas des atrocités mal conçues, si ce ne sont pas là des fautes telles qu'on n'en trouve jamais dans Racine ni dans aucune des belles tragédies de Voltaire. Tout le troisième acte porte donc à faux; et tout ce qui est faux est toujours froid.

A ces conceptions maladroites se joint quelque fois le ridicule dans l'exécution. Plisthène rappelle au féroce Atrée les sermens qui ont scellé sa ré conciliation avec son frère. Voici la réponse qu'il reçoit :

Sans vouloir dégager un serment par un autre,

Veux-tu que tous les deux nous remplissions le nôtre ?
Et tu verras bientôt, si j'explique le mien,

Que ce dernier serment ajoute encor au tien.
J'ai jure par les dieux, j'ai juré par Plisthène,‹
Que ce jour qui nous luit mettrait fin à ma haine.
Fais couler tout le sang que j'exige de toi;

Ta main de mes sermens aura rempli la foi.

Se serait-on attendu à trouver dans une tragédie les subtilités et la direction d'intention qui nous ont tant fait rire dans les Provinciales aux dé pens d'Escobar, et qui depuis ont conservé le nom d'escobarderies? Grâces à Crébillon, Melpomène a parlé le jargon scolastique. Quelle misérable res source et quel puéril artifice! Et l'on nous dira que ce mélange de petites finesses comiques et d'horreurs repoussantes est ce qu'il y a de plus beau sur la scène ! Et tandis qu'on a mille fois recherché dans Voltaire avec un acharnement infatigable, ou des fautes imaginaires, ou des fautes infiniment plus excusables, jamais qui que ce soit n'a relevé cet assemblage de ridicule et de mons→ truosité fait pour dégrader l'art de Sophocle. On a observé à cet égard, pendant près d'un siècle, un

silence de convention, et l'on a cru parvenir ainsi
à faire illusion à la postérité. Le moment est venu
de lui déférer et ce long scandale, et ce lâche si-
lence. Autant les motifs de cette tolérance hon-
teuse sont aujourd'hui reconnus et avérés, autant
il est certain qu'on ne peut en supposer aucun
autre que
l'amour de la vérité dans celui qui est
obligé de la dire; et s'il est encore des hommes de
parti à qui elle peut déplaire, il ne leur reste
qu'une ressource, c'est de combattre l'évidence.
Plisthène a bien raison de répondre :

Ah! seigneur, puis-je voir votre cœur aujourd'hui
Descendre à des détours si peu dignes de luit

Ils sont surtout bien indignes de la scène tra-
gique. Mais Plisthène pouvait lui dire: Vous n'êtes
pas même dans le cas de recourir à l'équivoque,
et vous n'avez pas eu l'attention de vous en mé-
nager les
moyens. Voici vos propres paroles:

Je veux bien oublier une sanglante injure.
Thyeste, sur ma foi que ton cœur se rassure;
De mon inimitié ne crains point les retours;
Ce jour même en verra finir le triste cours.
J'en jure par les dieux, j'en jure par Plisthene;
C'est le sceau d'une paix qui doit finir ma haine :
Ses soins et ma pitie te répondront de moi.

Cela est positif; et quand on a dit qu'on veut vien oublier l'injure, quand on parle de sa pitié, certes cela ne peut vouloir dire en aucun sens qu'on fera

périr le père par la main du fils. Il n'y a point là d'équivoque possible, et cette petitesse méprisable est de plus un mensonge et une contradiction.

:

Atrée, ne pouvant réussir dans son premier dessein, en conçoit un autre non moins horrible, et qui conduit au dénoûment que la fable fournissait c'est d'égorger Plisthène et de faire boire son sang à Thyeste. Pour en venir à ce dénoûment, il faut de toute nécessité tromper une seconde fois Thyeste, et lui inspirer, s'il est possible, une entière confiance : c'est ce qui amène cette seconde réconciliation qui a été généralement blâmée, même par les plus ardens panégyristes de Crébillon et de son Atrée. Cette critique était dans la bouche de tout le monde, lors de la nouveauté de la pièce; cette répétition du même moyen était, suivant l'avis général, ce qui la faisait languir. L'auteur seul ne se rendit pas sur cet article: on le voit par sa préface, où il se défend là-dessus de toute sa force. J'avoue que je suis entièrement de son avis, non que ce ressort me paraisse devoir 'être d'un grand effet, mais, dans son plan donné, il ne pouvait en employer un meilleur; et c'est par d'autres raisons que l'action de sa pièce est si languissante pendant les trois derniers actes. Cette deuxième réconciliation est à mes yeux ce qu'il y a de mieux dans le rôle d'Atrée, ce qui établit le mieux cette réunion de la fourbe la plus profonde

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