Images de page
PDF
ePub

faire au poëte. Rhadamiste dit, en parlant d'Isménie (c'est le nom que Zénobie a pris):

Elle peut servir à mes desseins ;

Elle est d'un sang, dit-on, allié des Romains.
Pourrais-je refuser à mon malheureux frère
Un secours qui commence à me la rendre chére?
D'ailleurs, pour l'enlever, ne me suffit-il pas ·
Que mon père cruel brûle pour ses appas ?

Qui ne voit que ces deux derniers vers ne sont que le mouvement d'une âme irritée, très-bien placés dans la bouche d'un homme tel que Rhadamiste; et que sa conduite est d'ailleurs conforme en tout à l'objet de son ambassade et aux vues qui doivent l'occuper? Pourquoi les Romains l'ont-ils envoyé? N'est-ce pas pour brouiller tout à la cour de Pharasmane, autant qu'il le pourra? Et, dans cette vue, peut-il faire mieux que d'armer le père et le fils l'un contre l'autre? Peut-il y réussir mieux qu'en favorisant l'évasion d'Isménie? N'est-il pas très-vraisemblable que Pharasmane n'en sera que plus irrité contre Arsame? Et si quelque chose peut conduire le fils à des extrémités auxquelles il répugne, n'est-ce pas la violence où le père peut se porter? De plus, Isménie ne sera-t-elle pas une espèce d'otage entre les mains de Rhadamiste? Il le dit expressément :

C'est un garant pour moi.

La démarche qu'il fait n'est donc rien moins qu'une

[ocr errors]

folie. Elle s'accorde à la fois et avec sa politique: et avec ses passions. «Mais comment ne voit-il >> pas qu'on la reprendra aisément de ses mains? Pourquoi donc verrait-il cela si clairement? Sans doute il n'est pas en état de l'enlever à force ouverte. Mais Isménie n'est point gardée; elle est libre; elle projette de s'échapper pendant la nuit i avec une escorte de Romains. Est-il donc impossible qu'avant que sa fuite soit découverte elle ait gagné assez d'avance pour atteindre les frontières du petit royaume d'Ibérie, et se trouver en sûreté ? Il y a des exemples sans nombre de pareilles évasions, et même de beaucoup plus difficiles, heu-reusement exécutées. Je ne vois pas ce qu'on peut répondre à des raisons si plausibles: je les aurais. proposées à Voltaire lui-même, si j'avais eu à écrire cet ouvrage sous ses yeux; et j'ai osé plus d'une fois, de son vivant, combattre son opinion, soit de vive voix, soit par écrit, parce qu'à mes yeux aucune autorité, aucune considération, ne doit prescrire contre la vérité et la justice.

Nous voici arrivés à cette reconnaissance, l'une des plus belles sans contredit, et peut-être la plus belle qu'il y ait au théâtre. Il suffit, pour l'appré cier, de se rappeler tout ce qui la précède, et dans quelle situation les deux époux paraissent l'un devant l'autre. L'exécution en est digne; car ce n'est pas au milieu d'une foule de vers d'un pathétique vrai, de l'expression la plus vive et la plus forte,

qu'on peut faire attention à quelques vers négligés. La saine critique est inséparable de la sensibilité : l'une ne contredit jamais l'autre; et quand la critique condamne, c'est que la sensibilité n'est pas là pour la désarmer. Mais comme elle domine dans cette scène! Rhadamiste s'étonne que son épouse puisse s'attendrir pour lui :

O de mon désespoir victime trop aimable!

Que tout ce que je vois rend votre époux coupable!
Quoi, vous versez des pleurs!

ZENOBIE.

Malheureuse! et comment

N'en répandrais-je pas dans ce fatal moment!
Ah! cruel! plût aux dieux que ta main ennemie
N'eût jamais attenté qu'aux jours de Zenobie!
Le cœur, à ton aspect, désarmé de courroux,
Je ferais mon bonheur de revoir mon époux,
Et l'amour s'honorant de ta fureur jalouse,
Dans tes bras avec joie eût remis ton épouse.
Ne crois pas cependant que, pour toi sans pitié,
Je puisse te revoir avec inimitié.

Et l'amour, s'honorant de ta fureur jalouse, etc.

Que cette expression est belle! Elle contient, sans le développer, un sentiment qui est au fond du cœur de toutes les femmes sensibles, et qui les dispose à pardonner tout ce qui n'a eu pour principe qu'un excès d'amour.

RHADAMISTE.

Quoi! loin de m'accabler, grands dieux, c'est Zénobie

Qui craint de me haïr et qui s'en justifie!
Ah! punis-moi plutôt : ta funeste bonté,
Même en me pardonnant, tient de ma cruauté.
N'épargne point mon sang, cher objet que j'adore ;
Prive-moi du bonheur de te revoir encore.

Faut-il, pour t'en presser, embrasser tes genoux?
Songe au prix de quel sang je devins ton époux.
Jusques à mon amour tout veut que je périsse.
Laisser le crime en paix c'est s'en rendre complice;
Frappe, mais souviens-toi que, malgré ma fureur,
Tu ne sortis jamais un moment de mon cœur;
Que si le repentir tenait lieu d'innocence,
Je n'exciterais plus ni haine ni vengeance;
Que, malgré le courroux qui te doit animer,
Ma plus grande fureur fut celle de t'aimer.

ZÉNOBIE.

Lève-toi, c'en est trop, puisque je te pardonne,
Que servent les regrets où ton cœur s'abandonne?
Va, ce n'est pas à nous que les dieux ont remis
Le pouvoir de punir de si chers ennemis.
Nomme-moi les climats où tu souhaites vivre;
Parle, dès ce moment je suis prête à te suivre :
Sûre que les remords qui saisissent ton cœur
Naissent de ta vertu plus que de ton malheur.
Heureuse si pour toi les soins de Zénobie
Pouvaient un jour servir d'exemple à l'Arménie,
La rendre, comme moi, soumise à ton pouvoir,
Et l'instruire du moins à suivre son devoir!

RHADAMISTE.

Juste ciel! se peut-il que des nœuds légitimes
Avec tant de vertus unissent tant de crimes!
Que l'hymen associe au sort d'un furieux
Ce que de plus parfait firent naître les dieux!
Quoi, tu peux me revoir sans que la mort d'un père,
Sans que mes cruautés, ni l'amour de mon frère,
Ce prince, cet amant, si grand, si généreux,

Te fassent détester un amant malheureux.

Et je puis me flatter qu'insensible à sa flammere
Tu dédaignes les vœux du vertueux Arsame?:

Que dis-je ? Trop heureux que pour moi, dans ce jour,
Le devoir dans ton cœur me tienne lieu d'amour.

ZÉNOBIE.

Calme les vains soupçons dont ton âme est saisie,
Ou cache-m'en du moins l'indigne jalousie,

Et souviens-toi qu'un cœur qui peut te pardonner,
Est un cœur que, sans crime, on ne peut soupçonner.

RHADAMISTE.

Pardonne, cnère épouse, à mon amour funeste;
Pardonne des soupçons que tout mon cœur déteste :
Plus ton barbare époux est indigne de toi,
Moins tu dois t'offenser de son injuste effroi.
Rends-moi ton cœur, ta main, ma chère Zénobie,
Et daigne, dès ce jour, me suivre en Arménie :
César m'en a fait roi; viens me voir désormais,
A force de vertus, effacer mes forfaits..
Hieron est ici : c'est un sujet fidèle ;

Nous pouvons confier notre fuite à son zèle.
Aussitôt que la nuit aura voilé les cieux,

Sûre de me revoir, viens m'attendre en ces lieux..
Adieu n'attendons pas qu'un ennemi barbare,

:

Quand le ciel nous rejoint, pour jamais nous sépare.
Dieux, qui me la rendez pour combler mes souhaits,
Daignez me faire un cœur digne de vos bienfaits!

La chaleur continue de ce rôle de Rhadamiste, les reproches qu'il se fait, ses transports aux pieds de Zénobie, et la jalousie qu'il ne peut cacher au milieu de son ivresse, l'indulgente vertu de son épouse, l'attendrissement qu'elle lui montre, la dignité de ton et de sentiment qu'elle oppose

« PrécédentContinuer »